Le fil de soi
Dans cette grande salle où les murs blancs sont salis de crachats, le sol transpire l’urine sucrée, des souillures d’excréments sont tracés du bout des doigts à hauteur de hanche, des bouts d’ongles sont encore accrochés dans les crevasses du plâtre. Le bip d’appel dans ma poche ne me sert à rien. Le grand sur ma droite, c’est l’araignée ou la mouche ?
Ne plus faire un seul mouvement, surtout ne plus bouger d’un iota. Une goutte de sueur perle à la racine de mes cheveux. Je la sens glisser sur mon front, elle contourne mon arcade, bifurque sur ma tempe. Je voudrais l’enlever, mais (…) Comment j’en suis arrivé là ?
Ils sont vingt postés en demi-cercle, ils me font face. Trois mètres nous séparent. Certains se balancent d’avant en arrière, d’autres marmonnent des incantations apocalyptiques, d’autres bavent des relents de médicaments bleu ou jaune. Mon amygdale a enclenché la sirène de fuite. Je les fixe essayant de deviner le moment. Mes yeux roulent de droite à gauche dans mes orbites.
Celui aux bras d’haltérophile, c’est la mouche. Je ne peux pas lui arracher une aile pour limiter son ardeur. Ils me connaissent pourtant ! je les côtoie tous les jours ; où ai-je failli ?
Je respire sans bruit alors que mon cœur bat l’hallali. « Survie ! » l’araignée avait gagné. Étais-je si cruel d’avoir laissé la nature choisir sa finalité ?
Apprenti anthropologue depuis l’âge de six ans. Je voulais en faire mon métier. Je contiens le tremblement de ma main droite, ne rien leur montrer, surtout ne rien laisser transparaître. Elles peuvent se lasser. Du temps rien d’autre, c’est ce qu’il faut, immobile.
Mesurer la capacité de survie et son mécanisme dans l’ère animal. Démembrer l’araignée précautionneusement de deux pattes pour limiter la rapidité de sa fuite. Amputer la mouche d’une aile. Les laisser crever de faim pendant sept jours pour mesurer la faculté de survivance. C’est ce que j’avais fait. Mais là, c’est un effet de meute qui va se produire si.
L’une ne volait plus, l’autre courait moins vite, après les avoir sortis de leur boîte d’allumettes respective, j’avais décidé de les faire combattre dans un bocal à poisson. La tête sur le bord du bureau, je les observais avec patience. Leur regard est identique à cet instant, mais il n’y a pas de bocal. Les deux sur le côté sont les plus dangereuses. Enfermées pour acte de torture, cannibalisme, pas assez sédatées apparemment.
L’araignée boitillait jusqu’à la mouche qui battait frénétiquement d’une aile « et non, ma belle, tu ne peux fuir ! j’avais pensé à ce moment là, fier de ma méthode. L’arachnide d’un petit bond rapide sauta sur le dos de la mouche, et commença à la mordre. La mouche tournait sur elle-même, pas de préhension sur les bords convexes du bocal. Qui est le plus lourd, qui est le plus fort ?
La goutte de sueur chatouille ma joue, rester impassible, c’est la seule solution.
L’araignée maintenait fermement la mouche dans ses pattes puis elle la souleva. Dans une danse improbable, un tour, un deuxième. Au dixième, je voyais le fil de soie blanc. Elle était trop faible. Là, c’est moi qu’ils veulent bouffer. Le goût du sang. Elles salivent, rien que de s’en souvenir.
L’intrusion de ma mère et son sermon en règle sur la valeur de la vie de chaque être sur cette terre. Sa croyance chevillée comme une croix sur l’index inquisiteur de vertus. Une homélie du bien afin que je réfléchisse à ce que je voulais faire d’utile pour les autres quand je serai grand avait mis un terme à mon étude. J’avais laissé l’araignée faire ce que la nature lui avait appris. L’expérience qui choisit ma destinée d’aujourd’hui.
Mes collègues sont dans une pièce éloignée, ils tentent de maîtriser un malade. Voilà comment je me retrouve au milieu d’elles, dans la salle commune qui sue la pathologie mentale et la terreur. Ma terreur !
L’araignée noire d’un mètre quatre-vingt me fixe, l’iris secoué d’un spasme. La mouche, pas d’ailes, mais l’humeur vitrée injectée de sang, comme la couleur de leurs yeux. Les règles de sécurité. Voilà ce que j’ai oublié !
Ma perle de sueur roule sur le bord de ma mâchoire. Un courant d’air frôle ma peau. Elle se balance de gauche à droite, glisse sur la pointe du menton. Elle se détache. Les meneuses entourées de dix-huit autres espèces. Je suis seul. Un léger mouvement de tête involontaire vers le bas. C’est trop tard !
J’enclenche l’appel de secours alors que la ferveur démoniaque s’étend, gonfle, gronde. Mes cris se perdent dans les leurs. Je fixe la porte de sortie. L’araignée est déjà dans mon dos, elle me mord le trapèze. Un pas, la mouche me fait face, elle attaque mon cou. La carotide reste entre ses dents, mon sang jaillit en jet. Je m’écroule, quarante-quatre pattes me griffent, délabrent mes vêtements pour atteindre ma chair. Des milliers de crocs pénètrent dans mes membres. Les bouches aspirent mon hémoglobine. Leur démence avide de ma vie.
L’araignée est sur moi, elle plante son index dans mon œil, m’énuclée. Je ne vois plus rien. La mouche me déboîte le bras, lassée de ne pouvoir l’arracher, d’un coup de dent, elle sectionne deux phalanges. J’entends le bruit de succion de ma chair dans sa bouche. Ils testent ma capacité de survie. La douleur s’efface dans son intensité. Ma mère me chuchote » c’est bien mon fils d’avoir choisi un métier qui aide les autres: Psychiatre ! » je suis fière de toi !