Le fil du pantin


Dans un atelier, un pantin dans la pénombre de l’endroit est assis sur le rebord d’un établi. La porte s’ouvre, le menuisier illumine la pièce. Le pantin plisse de douleur ses yeux inachevés. Ce sont deux reliefs dans le centre de la tête creusés à l’aide du burin fin. C’est qu’il est en bois, tout juste taillé dans sa forme définitive. Le corps rassemblé par des chevilles de bois emboîtées lui tiennent la tête, les bras, les jambes, le buste.

Depuis trois ans, croit-il se souvenir, il est ainsi posé sur cette table de travail qui ne sert qu’ à entreposer des débuts de créations. Il est las de patienter. Son maître d’œuvre, la soixantaine passée, la moustache blanche s’allonge et frise un peu plus à chacune de ses apparitions. La casquette ne l’empêche pas de finaliser certaines œuvres. Mais le pantin, il ne semble plus le voir. Pourtant, il n’a pas bougé, plusieurs fois même, dans un mouvement involontaire, le menuisier a failli le faire chuter de son point de vue.

Il sait qu’il se nomme “ Joé ” . Qu’il était un projet de cadeau avant même que ses bras ne soit imbriqués dans son buste. Une perle de sève coule, il ne peut bouger seul. Que la couleur manque à son dessein ne le gêne pas, alors que de ne pouvoir se mouvoir, le contrarie énormément. L’essentiel manque pour y parvenir. Les fils ! un pantin s’est fait pour vivre, même si c’est une personne qui lui donne son mouvement.

Rester ainsi, Joé se demande bien comment il pourrait se manifester pour être finalisé. Le menuisier au bout de deux heures de travail sur un chien en bois à roulettes qu’il vient de peindre en brun à taches blanches réintègre la nuit dans la vie de Joé.

Il pense “ Non décidément, rien n’y fait. Il m’a oublié !

La lune pleine a décidé cette nuit d’éclairer comme le jour. Ses rayons transpercent la grande vitre qui agrémente l’endroit. Joé voit. Il tourne la tête alors que le chien à roulette remue la queue, et grogne vers lui. Il l’interpelle :

– Chien, arrête de me montrer les dents. Je suis comme toi. En bois !

Le chien jappe et roule sous la table de fer située au milieu de la pièce. Joé observe, scrute. Dans un bocal, des pics de fer, longs et fins se trouvent.

– Oui, des clous ! Il faut que je les atteigne.

Joé glisse, les jambes pendantes dans le néant, le long de la table. Il appelle le chien qui s’est endormi la tête posée sur ses pattes avant.

– Chien, Chien ! debout ! va m’attraper le bocal au-dessus de toi. Allez, debout, va chercher, apporte !

Le chien tout heureux d’avoir une activité, tourne ses roues rouges qui agitent ses pattes comme s’il courait autour des pieds de la table. Il recule, prend de la distance en remuant sa queue noire. Il accélère son élan grâce à une future balançoire en chêne et atterrit surl’établis, sans pouvoir freiner.

Il glisse du début à l’extrémité, renverse tout sur son passage. Les outils, le bocal se brisent dans un fracas exagéré par le silence nocturne. Il descend comme un parachutiste et roule dans un coin sombre, tout en chouinant une douleur de surprise.

Joé saute de l’établi, s’écrase au sol. Il rampe vers les clous éparpillés, se râpe le bois sur les bouts de verre. Il tait sa douleur. Son but est à portée de main. Quatre clous enchevêtrés, tels une tour éphémère sur le sol gris attendent de comprendre leur utilité. Joé en attrape un. A plat ventre, son regard cherche l’instrument qui pourra l’aider. Une forme d’enclume fine avec une longe en bois jaune et noire. « C’est ce qu’il me faut ! « 

Il se traîne, s’use sur l’imperfection du sol. Laisse des éclats de bois sur son chemin. “Le marteau, le marteau ! il faut que j’y arrive !” Il essaye de le soulever une première fois. L’’instrument est trop lourd. L’idée lui vient rapidement. « Pour avoir plus de force , il faut que je m’asseye contre la porte de l’établi !”

Avec volonté, il tire le marteau, puis les clous, un à un, au bas du meuble. Il se redresse en position assise, le dos plaqué contre la porte métallique. Il respire bruyamment. Il observe ses pieds inertes. Ils sont abîmés. De longues rayures ont gâchées le travail de ponçage. “ Je m’en fiche d’être parfait aux yeux, si je ne peux me mouvoir !”

Il regarde sa main, le clou, sa main. Il sait que rien n’est facile. Alors avec une main, il avance le marteau, le lève un peu. Il a pris soin de poser l’autre à plat, et de lever le clou contre le mobilier de soutien. Il donne un coup.

La douleur dans ses veines est fulgurante . Joé hurle “ Dieu que ça fait mal !” Un deuxième puis au quatrième, Joé ne pense plus. Il veut que la pointe se plante au plus profond de son être. Pas moins de dix coups de marteau sont nécessaire pour transpercer sa main. Il fait de même du côté gauche. La douleur l’oblige à taire son souffle, fermant les yeux sur l’instant de volonté. « Voilà !  » il reste les pieds.

Joé plie un genou, colle son buste contre, et le clou le long. Il travaille avec acharnement. L’épaisseur du bois est plus importante. Tout son corps souffre, transpire son essence.

Il se remémore l’odeur de sa naissance. De son arbre originel. Un pin, blanc crème de cent ans. Il expire, le souvenir de ses contours limés, dessinés sous la meule, puis la ponceuse, pour conjurer ses traits, le burin fin avait entaillé la forme de ses yeux. Il souffre, beaucoup. C’est une douleur au creux de son ventre qui le scie. Il voudrait crier, hurler sa douleur. Il ne peut. Sa bouche est fermée. Inachevée comme sa finalité.

C’est un simple murmure étouffé que le chien terrifié entend. Car, il ressent la douleur de Joé. Dans l’esprit de Joé, cette douleur de bois et ce silence obligatoire sont un cataclysme cérébral qui enfle son esprit dans une pression violente.

Joé laisse retomber le marteau, il expulse une grande expiration. Pour ce mouvoir, il utilise la tige de fer qui sort de sa jambe gauche et recule son pied vers son postérieur. Il manipule la jambe droite à l’identique. Une impulsion et tout son corps se redresse, appuyé au meuble. Il chantonne :

– Je suis debout, enfin !

Le chien à la truffe brune intrigué s’approche.

– Regarde, toutou, je peux te faire une caresse !

Il se saisit du clou planté pour que son autre main atteigne le front du chien qui est tout heureux de comprendre le contact amical.

Mais, déjà la pénombre revient dans l’atelier. Joé regarde, la lune descendre son versant. Le chant des oiseaux dehors lui confirme que le jour n’est pas loin. Soudain, la porte de l’atelier s’ouvre.

Le menuisier les cheveux en pagaille pousse un ‘Oh !’ d’étonnement. L’ordre de son atelier est dérangé. Il ramasse les clous qui jonchent le sol, prend de quoi ramasser les bouts de verre qui sont semés telles des perles d’étoiles sous la couleur des néons. Il ramasse le chien, le pose sur la table. il se saisit de Joé et le pose à son endroit.

Joé pense : “ Il n’a pas vu que j’ai changé ! que lui arrive t-il pour ne plus me percevoir dans ma différence d’hier ? Zut alors ! j’en ai assez d’être ignoré depuis si longtemps:

– Maximilien, Max !

Max son maître d’œuvre est désormais concentré sur les détails de couleur du chien. Joé, hurle comme il peut: ‘Max !’ Rien n’y fait.

C’est que le créateur qui réalise est capable de se couper de tout jusqu’à oublier ce qui l’entoure. Joé sait qu’il doit procéder autrement. Alors il se saisit d’un pied, de l’autre, se glisse jusqu’au bord, et s’écrase lourdement au sol. « Aie ! »

Max l’a entendu, vient le ramasser et le replace au même endroit. Joé encore sonné de sa chute marmonne « Non ! »

L’histoire se répète pas moins de cinq fois, jusqu’à, que Max regarde Joé de plus près :

– Mais tu es tout abîmé ! Je n’ai pas le souvenir de t’avoir planté ces horribles clous. On dirait que je t’ai crucifié. Bon, je vais t’arranger, parce que tu n’es pas beau ainsi ! Pour qui devais-je t’offrir ? Mémoire, mémoire ! Oui, Lucile, c’est ça ! Mais elle est grande maintenant. Qu’importe ! Toute création débutée doit trouver sa finalité dans son achèvement!

Joé est soudainement heureux. Max a compris. Joé souffre lorsque son créateur lui retire les clous. Il rit lorsque la ponceuse lisse ses contours. Il frissonne sous l’assaut du souffle de Max. La poussière de bois s’envole en elfes scintillantes.

Max ouvre plusieurs pots de peinture. Il y a du rouge, du vert, du bleu, du noir. Joé contient son rire lorsque le pinceau glisse sur la trame de son corps.

Le chien avec les mouvements fait aller et venir son appendice vertébral de satisfaction. Il regarde Max qui est appliqué sur Joé, concentré, souriant au-delà de sa moustache.

Joé voit la couleur des yeux de son maître. Ils sont bleu comme l’horizon de cette journée. L’éclat qu’il dessine dans les siens est comme un rayon de soleil.

Max a dessiné l’iris de ses yeux en vert émeraude. Ses cheveux en brun. Le pantalon bleu, les bretelles, les chaussures rouges, les joues roses. Joé est en contours et en couleurs.

Quelques heures plus tard, Max quitte l’atelier. Joé est triste.  » Il a oublié de me mettre les fils ! »

Il contient sa tristesse pour ne pas dénaturer le vernis des couleurs fraîchement posées. Joé est profondément affecté de l’omission de Max, au bord de la désespérance.

Le chien à roulette ronfle, il n’a rien vu. Lui est achevé. En voyage prochain vers des mains enfantines.

Saisit d’un stress immense, Joé tremble. Il a froid, très froid, dans son cœur. Il est colère et chagrin en même temps. Vers dix-sept heures, le jour s’éteint doucement, c’est que le printemps vient juste de naître. Joé se prépare à une longue nuit, posé sur l’établi avec son compagnon à quatre roues à ses côtés, lorsque des bruits de pas résonnent et les gonds grincent.

Joé ouvre de grands yeux :  » Non, Max ne m’a pas oublié ! » Il s’approche de Joé avec une croix et des fils qui tombent comme la traîne d’une étoile. Max insère les fils, lève la croix dans le vide. Et avec l’agilité de ses mains fait marcher, bouger, vivre Joé !

Voilà ! Joé est vivant de corps et d’âme. Aux couleurs de l’envie de Max. Joé est heureux. Il sait que demain, il sera cadeau à qui voudra bien lui donner la mouvance dans l’entièreté de son corps. Et que désormais, il est VIE !

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