Avant que le verre ne soit vide


La première fois que je l’ai vu, j’ai bien cru que c’était une de ces pin-up tout droit sorties d’une affiche des années cinquante prônant les vertus d’une lessive.

Plus elle s’approchait, plus je reculais. Certaines angoisses vous empoignent sans prévenir.

Pourtant belle, un chignon bien posé. Ses cheveux déjà bien gris. Sa jupe et son tailleur suffisait à l’embaucher en tant que sténo-dactylographe. Mais un détail me chagrinait.

« Pourquoi sur ses hauts talons aiguilles, n’en avait-elle plus qu’un ? »

Elle arriva vers moi avec l’allant d’un chef d’entreprise. Je crus un court instant, tout en frissonnant, qu’elle allait me coller une beigne.

Mes bras avaient fort envie de remonter pour protéger mon visage, mais je fus figé par ce que je percevais enfin.

C’était une sorte de décalage spatial et temporel. L’image plus nette, chaque détail se laisser voir à la lumière de mon étude visuelle innée.

Je dis innée, parce que ma peur avait réveillé cet élan de précaution vitale pour qui fut gibier en point de mire circulaire de chasseur. Oui, je parle bien du canon du fusil !

Les ongles vernis d’un rouge presque trop agressif, éclaté et manquant sur certains doigts. Sans compter le remous de terre suffisamment enfoncé pour que le rouge ne cache plus rien à cette vérité impardonnable de manque.

Le rouge à lèvres dans une teinte cuivrée, mal posé ne gâchait pas la beauté de ses lèvres fines. Mais ce talon droit absent faisait boitiller cette dame d’une telle manière que j’aurai dû ne penser qu’à un estropié à la jambe de bois mal ajustée. Pas à une dame de cinquante ans !

Lorsque de tout près, baissant la tête comme un petiot, je vis « le pourquoi » d’un tel acharnement de pédicurie. Ses deux chevilles devaient supporter l’ignorance ou l’abandon d’une paire de chaussures adaptée à des pieds. Les chevilles marquées, en trompe-l’œil. Une à droite, l’autre déviant sur le côté gauche à tel point, que même le tibia semblait se carapater.

Comment était-ce possible ? Pire qu’une négation, un abandon, mais certainement pas une ignorance ou un essai !

Le reste vint aussi naturellement que sa personne, droite et fière, légèrement désaxée par ce perdu pointu. C’était presque en souriant que je l’accueillais enfin les yeux dans les yeux. De beaux yeux verts, les sourcils dessinés au crayon n’avaient débordé que d’un côté. Le gauche ! ça rééquilibrait, malgré elle, son apparence de femme fière. Trop assurément, car lorsqu’elle vint à parler, pour me demander « pourquoi, je la matais ainsi ». Le souvenir de ce vigneron rue du Château me vint de suite en mémoire. Mais surtout des effluves qui émanaient de son bâti de fûts pleins dès la fin septembre et qui n’attendaient qu’une fermentation au sucre naturel pour laisser la décomposition de son caractère s’exprimer. Son nez fin, pourtant bien dessiné, avait utilisé l’apparat de la couleur de la pressure. Certainement impatient de se remémorer un charnel désir de volupté qui le lendemain ne se comptait qu’en mouchoirs imbibés de souvenirs rendus pâteux en une nuit.

Je fus un instant triste, désespéré par l’attitude de cette femme qui ignorait tout ce qu’elle faisait miroiter réellement. Les mots mâchés, un équilibre nauséeux, un costume bien mal taillé pour son état et ce talon aiguille abandonné, je ne sais où !

Oui, malgré sa droiture de femme qui en veut, j’eus pitié d’elle. Parce que je savais que ne pourrais jamais l’aimer ainsi. Ce n’était pas elle ! ce n’était qu’une femme perdue dans sa féminité, sans ressort et sans mots qu’elle puisse entendre pour reprendre un chemin, disons moins, moins quoi déjà ? Disons, chaotique !

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