Synopsis : l’homme avant de devenir homme doit être intronisé. Dans la communauté Inuit, les valeurs sont fortes et immuables. Le jeune Isha âgé de douze ans lors de son initiation entendra plus en profondeur le message de la vie de la nature qui vit. Avec l’aide de son père, son passage à l’âge adulte fera de lui une légende encore racontée aujourd’hui !
La vie de la nature vit !
Sur cette terre de glace, à l’approche du grand hiver, au début de la nuit sans fin laissant l’Arctique revêtir son cœur polaire. Une communauté d’Inuit était installée. La mer était figée, dans un temps qui s’apprêtait à attendre longtemps, le soleil de demain.
Le sage du village regardait le bleu de l’horizon. Les degrés négatifs seraient là d’ici peu. Il savait qu’il devait sans tarder aller pêcher afin d’avoir des provisions pour l’hiver.
Depuis plusieurs jours, les hommes du village préparaient les chiens, graissaient les traîneaux. Les femmes garderaient la chaleur des maisonnées en attendant le retour de leur mari.
Amarok, le chef du village observait avec sévérité Isha, son jeune fils qui s’agitait autour de lui. Il avait un autre projet pour lui. Il était temps de l’introniser dans l’âge adulte.
– Isha, arrête de chahuter, concentre-toi. Cherche-moi la graisse de phoque. Les patins de bois du quamutiik* doivent être enduits sinon ils resteront accrochés à la glace et épuiseront les chiens. La route sera longue, mon fils garde ton énergie. L’heure de ton initiation à la pêche a sonné. À notre retour, tu seras grand parmi les grands de la communauté.
Isha écoutait son père avec respect. Revenant de l’igloo avec une peau de phoque fermée par une lanière de cuir, il plongea trois doigts dans une pâte jaunâtre luisante. Isha commença à lustrer les lames de fer. Son père qui l’observait acquiesçait :
– Bien, maintenant, va dire au revoir à ta mère !
Dans l’igloo, sa mère posa un tendre baiser sur le front de son fils âgé de douze ans. Elle lui dit :
– Isha, écoute bien ton père. Au retour, tu seras un homme, mon fils ! je voudrai te garder petit, mais ton chemin est de grandir. Isha, va, et apprend à nourrir la communauté.
Amarok placé derrière le traîneau laissait son fils Isha s’installer au centre. Il se couvrait d’une peau d’ours, chaude et douce. Les chiens excités s’élancèrent dès que la cale fût retirée. La glace, chuintait une complainte douloureuse, aux oreilles d’Isha. Le voyage dura douze heures sans arrêt. Désormais, il n’y avait plus que la glace et le vent qui chantait un souffle de souvenir. Rien sur trois cent soixante degrés. Un désert blanc et lumineux obligeait père et fils à contrarier leurs paupières dans des rides précoces. Ils s’arrêtèrent à cet endroit.
– Isha, ta première initiation. Pour construire un igloo, il faut prendre la glace sur un point éloigné de l’endroit où tu veux t’installer. Puis, avec le bâton, tu sondes en cognant la glace et tu écoutes !
– Que dois-je entendre ?
– L’épaisseur de la glace. La résonance que tu entendras sera le signe de son épaisseur réelle. Essaye !
Isha se saisit de l’unaaq*, commença à cogner la glace tout en cherchant l’approbation de son père. Amarok reprit l’unaaq de ses mains et dit :
– Non Isha, le harpon, dans l’autre sens. Le bois doit cogner la glace. Tu risques de casser la pointe de fer !
Isha reprit l’unaaq, la pointe en hauteur et frappait la glace. Cinq minutes plus tard, il s’exclamait :
– Ici, oui, la glace sonne creux !
Son père lui fit sonder à nouveau le sol, il lui dit :
– Bien, mon fils. Maintenant, il faut délimiter la zone. Avec le panak* ; tu tailles de grands carrés de glace et de neige. Fais attention à ne pas casser la glace, sinon tu auras droit à un bain glacé !
Isha commençait à découper méticuleusement des carrés. Enfin libérés, ils étaient harponnés par son père pour les disposer en cercle. Il agençait les blocs en quinconces puis les colmatait avec de la neige tassée. Afin de rendre l’igloo hermétique aux courants d’air. En trente minutes, l’igloo était construit. À quatre pattes, ils rentrèrent à l’intérieur. Amarok prit un cube de graisse, y insérait une mèche. Avec deux pierres bien taillées, il allumait la mèche qui commençait à grésiller. La graisse fondait sous la flamme. La chaleur commençait à réchauffer l’igloo.
– Isha demain, on partira à l’aube. Le poisson sera encore engourdi par la nuit. Nous aurons plus de chance d’en capturer. Peut-être qu’un phoque viendra par curiosité nous voir ! Fils, avant la nuit va nourrir les chiens. Ils ont également besoin d’énergie. Dans le traîneau, il y a de quoi ! Je vais chercher le quaaq* et le quipiiq*, pour dormir* !
Isha était fier d’avoir trouvé l’endroit de glace à couper. Maintenant, il avait le devoir de nourrir l’attelage. Sous la couverture, il se saisit de la peau contenant la chair de baleine. Celle capturée par son père, l’hiver dernier. Les derniers morceaux qui restaient étaient pour les chiens. Fidèles compagnons de voyage. Il jetait les morceaux en respectant l’ordre hiérarchique de la meute. Le chef de meute en premier, puis ses acolytes. Les chiens rassasiés se couchèrent en boule. Les poils recouverts au gré du vent, de glace. Certains se collaient en petit groupe pour se protéger du vent qui agitait cette fin de journée. L’horizon bleu se teintait de couleurs plus foncées. Le soleil disparaissait sous le tapis blanc. Le ciel s’emplissait d’étoiles scintillantes.
Isha s’installait dans l’igloo. Son père cuisinait une tranche de phoque sur le quliik*.
– Mon fils, mange et va dormir. Pour devenir un homme, il faut être d’aplombs !
Dans son lit, Isha était fatigué. Couper la glace n’était pas facile. Ses bras étaient douloureux. Il n’en dit rien. Se plaindre n’aidait pas à grandir. Son sommeil fut interrompu par une main qui le secouait.
– Isha, Isha, il est temps. Le jour de ton initiation, tu n’as pas le droit de te complaire dans ton sommeil, debout !
Isha ordonna tout le matériel dans le traîneau et s’installait, attendant que son père ordonne aux chiens de tirer.
Ce jour était beau, même si le vent était puissant. L’horizon était sans nuages. Le froid était sec, il piquait les narines et gelait les paupières. Le silence environnant était brisé par le halètement des chiens.
« La vie ; il y en a partout, à celui qui sait voir » pensait Isha. Au loin, la silhouette d’un ours polaire déambulait nonchalamment. Dans le ciel bleu, quelques harfangs des neiges, dont la blancheur se confondait avec l’étendue blanche du sol. Seul, le centre du corps tacheté de plumes brunes lui permettait de les apercevoir. Cela le rendait heureux. Après trois heures de voyage, Amarok ordonnait au chien de stopper. Il posait la cale sur l’avant du traîneau. D’un geste de la tête, il signifiait que l’endroit était le bon. Le jeune homme sortit de sa couverture, remerciant d’une caresse chaque chien attelé.
– Isha, c’est un bon endroit. Sous la glace, à foison, les poissons sont là. La technique est là même que pour l’igloo.
Isha s’exécutait cherchant l’unaaq* et le panak* pour couper la glace. Il sondait le point le plus faible de la glace. À genoux, il coupait la glace sans effort. Son père avec le manche de l’unaaq* créait un cercle dans la première fêlure, puis avec le kakiwak* l’agrandissait. Isha observait son père.
Amarok se positionnait devant le trou. D’une main agitait l’eau. Le harpon armé au bout de son autre bras. Isha regardait avec attention. Il voyait un reflet sombre s’approcher de l’ouverture. Son père lançait le harpon. Un poisson gros et gras était fiché dans la lame pointue.
– À toi, Isha !
Isha prit le harpon. À la première tentative, pas de poisson. Son père lui demanda d’être plus concentré, plus calme, d’observer la déambulation du poisson pour mieux deviner son chemin. La deuxième tentative. Rien. À la dixième tentative, Isha s’impatientait. Il voulait revenir dans la communauté en tant qu’homme. Le petit garçon, ce n’était plus lui. Il devait y parvenir une fois au moins. Son père l’observait sans rien dire. Amarok savait que tout comme lui lors de son initiation, les conseils n’avaient plus de sens. La maturité viendrait naturellement, lorsque le garçon serait prêt à l’assumer. Stoïque, il le laissait faire. Le nombre d’essais nécessaires était un aguerrissement nécessaire. Sa silencieuse pensée lui fit dire « Si aujourd’hui ne suffit pas, les jours suivants aideront ».
Dans un grand éclat de rire, Amarok souleva son fils qui tenait fièrement le poisson au bout de son harpon :
– Ton premier poisson. Fils, tu es homme à présent. Je suis fier de toi !
Isha regardait le poisson, l’extirpait du harpon pour le poser dans son sac de peau. Son père lui expliquait que pour tenir l’hiver, il en faudrait une centaine. Isha grandi par son succès se concentrait encore mieux. Maintenant, il avait la technique ; Isha fièrement sortait les poissons, un par un. Alors qu’Isha enlevait le harpon planté dans un petit poisson, son père l’interrompait :
– Stop ! non, fils. Celui-ci a encore une chance. Il est trop petit. Si nous le mangeons cet hiver, il manquera à la terre gelée, demain.
– Il est trop jeune. C’est un bébé poisson. Je l’ai blessé, sa nageoire est coupée en deux. Si, je le remets à l’eau, il va mourir !
– Relâche-le, nous verrons bien. Au pire, un autre être marin se rassasiera avec ! C’est la vie de la nature. Nous, Inuits, nous devons respecter cela. Si je pêche trop petit, demain, il n’y aura plus rien dans ces eaux bleues. Si je blesse, alors je peux me racheter en rendant à la nature son être. La vie se chargera de sa destinée, mais je n’ai pas le droit de choisir ce qui est bon pour la nature. Ma nécessité n’est pas celle de la nature. Elle seule sait ce qui est bon pour elle. Je suis son hôte, rien de plus !
Isha remit le poisson à l’eau. Il se mit à frétiller avec ardeur, puis plongea au fond des profondeurs. Tous deux souriaient.
– J’ai compris !
– C’est bien mon fils, d’ici une heure, nous rentrerons. Je pense que tu es suffisamment aguerri. Tu es officiellement devenu un homme capable de nourrir la communauté dans le respect de la nature. Tu deviens adulte aujourd’hui. Laisse grandir ces éléments, ainsi rien ne sera perturbé par ton action. La nature te remerciera, les années de grande difficulté.
Isha pêcha plus de cent poissons, ce jour-là.Il était temps de retourner au village.
Alors que les chiens étaient à pleine vitesse, sur une bosse haute, Isha vit un poisson sortir du sac de peau. Celui-ci s’échoua sur la mer de Glace battant des nageoires, agitant ses branchies et sa bouche.
Isha hurlait à son père de stopper le traîneau. Le vent l’empêchait d’être entendu. Isha sauta hors du traîneau, chuta lourdement sur le sol dur. Son père inquiet essayait de freiner les chiens sans renverser la précieuse cargaison. Isha se mit à courir sur la mer de Glace, s’arrêta devant le poisson en difficulté. Il le saisit dans ses mains ne sachant que faire.
– Isha, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu aurais pu te blesser !
– Père, le poisson est sorti du sac. Je n’allais pas le laisser mourir hors de l’eau. Regarde, il n’est piqué qu’à la queue. Il est en vie. Il faut le remettre à l’eau, père, sinon je ne serai pas tranquille. S’il est encore en vie, c’est que ma destinée n’est pas la sienne et tu me l’as dit, je n’ai pas le droit de choisir pour la nature. Regarde, il est en vie !
Son père retournait au traîneau pour apporter le matériel nécessaire. La nuit était proche. Il sondait la glace, trouvait le point de fragilité. Isha essayait de garder le poisson en vie. Son père coupait la glace et pointait du doigt le trou nouvellement creusé à son fils.
– Va, mon fils. Rends ce poisson à la nature, puisqu’il doit en être ainsi. Soit fier de toi. Tu es un grand homme, Isha !
Isha posait le poisson à la surface de l’eau, puis le laissait plonger dans son liquide de vie.
Isha et Amarok retrouvèrent leur village le lendemain de cette aventure. La légende qui se raconte depuis un siècle chez les Inuits, est que Isha en grandissant est devenu le patriarche de la communauté. Son prénom était la révélation de sa destinée. Car Isha signifie « Protecteur ». La nature le sait, quelque part dans les étoiles, il y est écrit que « la vie de la nature vit ! »
Sa légende est transmise aux enfants inuits lors de leur intronisation à l’âge adulte.
« Nous sommes un peuple pacifique qui croit (…) que l’humanité est constituée d’une myriade de civilisations et de nations, qui, ensemble, peuvent générer l’espoir et conférer la sécurité à la Vie elle-même. » (Aqqaluk Lynge.)
Lexique :
*Panak : couteau à neige servant à construire l’igloo
*Unaaq : harpon utilisé hiver comme été pour chasser le phoque
*Quaaq : matelas en peau de caribou
*Quipiiq : couverture en peau de caribou
*Quliik : lampe de pierre
*Kakiwak : harpon plus gros
*Quamutiik : traîneau tiré par un attelage de chiens pouvant transporter des poids très lourds.
*Isha : prénom masculin qui signifie « protecteur ».
*Amarok : prénom masculin qui signifie « loup ».