Un, deux, trois.


Depuis que j’avais vu ce banc placé au centre du village, il semblait me dire : « viens, assieds-toi » !

Dans ce bourg en ce dimanche matin du mois de juin, je m’étais convaincu de ma démarche. Tout était calme, les oiseaux chantonnaient gaiement.

Enfin, je pouvais bien prendre un peu de temps pour le rencontrer physiquement. J’observais cette route tracée dans un linéaire intemporel bifurquer sur ma gauche et disparaître je ne sais où. Le banc était placé dans un triangle central, fleuri de belles roses pourpres. Cette géométrie scindait la circulation en deux sens distincts.

Une voie rouillée de chemin de fer courait dans le sens de la route principale. J’étais intriguée. En suivant les rails, mon regard s’arrêtait sur un arrêt devant une gare désaffectée. Je ressentais l’abandon d’autrefois.

Un léger frisson parcourait mes jambes légèrement vêtues alors que les rayons solaires me rassuraient avec douceur.

Un véhicule rouge descendait la côte. Plus, il avançait, plus je discernais les traits du conducteur. C’était un homme aux cheveux blancs, tassé sur son siège, il portait des lunettes à monture noires.

Tout proche de ma position, le conducteur manœuvra son volant pour suivre la route sur la gauche. La carcasse métallique fit un soubresaut au passage des rails tout juste atténués par ses amortisseurs.

Sur ma gauche, le Restaurant de la Gare, lumières éteintes, dormait. Ses murs en grès des Vosges respiraient une certaine lassitude. Je pensais que chaque chose avait droit à son propre repos.

L’église tressaillait ses aiguilles. Il était sept heures. Le soleil grimpait sur son drap bleu tel un varappeur sa falaise.

Cent mètres plus hauts, sur ma droite, deux enfants sortaient précipitamment d’une maison. Ils bifurquaient sur la gauche et ouvraient un portail en fer qui grinça. Ils toquèrent à la porte de cette maison en enduit rouge. Un jeune sortit, escorté par le regard attentif de sa maman. Ils se parlaient avec de grands gestes devant un passage piéton. Le plus grand des garçons avec son short bleu foncé semblait être le meneur du groupe. Il faisait attention aux deux côtés de la route. D’un geste, il ordonnait la traversée à ses comparses. Sur le trottoir opposé, comme par télépathie, une fille à la tresse blonde sortait d’une petite cour pour les rejoindre. Ils se saluèrent chaleureusement, le sourire bien ancré sur leurs visages enfantins.

La fille portait une jolie robe bleue à fleurs blanches, la boucle brillante de ses sandales éclatait les rayons solaires au gré de ses pas. Le plus petit des garçons d’après sa taille arborait une casquette rouge. Ses cheveux coupés courts m’empêchaient de discerner leurs teintes. Les trois garçons portaient leurs chaussettes à mi-mollet. Ils me faisaient penser à de jeunes footballeurs.

Tous les quatre couraient, sautaient et riaient en descendant cette route. Passant devant moi, ils m’ignoraient magistralement. Ils s’arrêtèrent devant cette gare usée d’inutilité.

Le plus grand semblait décider quelque chose, ses acolytes l’encerclaient. Il pointa son doigt vers la fille puis ils se dispersèrent. Les garçons se positionnèrent à cent mètres, en ligne. Alors que la demoiselle se plaçait volontairement face au grand mur de la bâtisse abandonnée.

Je n’entendais que des bribes de mot, mais je compris qu’il s’agissait d’un jeu. La fille tapait trois fois avec la paume de ses mains tout en comptant contre la pierre puis se retournait avec vigueur.

Les garçons couraient puis se figeaient en statue. Il s’agissait bien de ce jeu ; un, deux, trois, soleil.

Aucun n’était encore éliminé. Elle recommençait le même comptage. Un, deux, trois. Les garçons se rapprochaient encore. Soleil. Elle se retournait en insistant du regard afin de percevoir le moindre mouvement involontaire.

Plus en hauteur, dans la côte descendante, un véhicule bleu semblait avoir un problème mécanique. Il était à l’arrêt au milieu de la route.

La fille marquait sa déception vocalement de n’avoir pu éliminer un camarade. Elle exprima le un avec lenteur puis le deux, trois avec ardeur. Elle expulsa le mot soleil avec rapidité tout en se retournant. La voiture bleue était désormais immobile sur les rails non loin du banc.

Stupéfaite, je rejoignais le conducteur. La vitre côté passager était baissée. Sur son siège, je ne vis qu’une statue humaine. Je ne percevais que la vibration du moteur. Au-dessus de la carcasse immobile, la fille relevait ses mains, tapait le mur, expulsait le chiffre un comme une expiation. Le véhicule reprit instantanément son chemin. Cela paraissait irrationnel.

Un sifflement long et douloureux me sortit de mon étude cérébrale. Le sol tremblait en profondeur. Lorsque sur ma droite, le reflet lumineux d’un train irritait mes yeux. De la fumée intense et poussiéreuse virevoltait en paquets sombres au-dessus de sa cheminée. Elle cheminait avec lourdeur, le nez arrondi dans une expression pointilleuse, son carénage sombre, imposait le respect. Elle suivait avec une certaine nonchalance les rails. Devant la gare, cette locomotive à charbon fit crisser avec violence ses roues et s’arrêta.

Je pus lire Léviathan inscrit en lettres dorées sur son flanc noir. Les roues et son nez imposant étaient rouges.

Les enfants dans une concentration infinie étaient dans leur jeu. J’entendais à travers le chuchotement de la cheminée, le mot soleil. La fille pointait le garçon maigre à la coupe en brosse. Des taches de rousseur lui picoraient les joues. Il baissait les bras tout en regardant ses pieds. Il avait bougé, il était éliminé. Il se positionna sur le côté. Un.

Sur le quai de la gare, des passagers descendaient des wagons. Les femmes étaient parées de grands chapeaux à voile, de robes amples. Les hommes en costumes trois-pièces portaient des bagages d’un autre âge. Sur leur tête, un haut-de-forme trônait. Pendant que le chef de gare faisait le tour du train, les voyageurs se dispersèrent dans des ruelles cachées.

Deux. En tête de locomotive, le chef de gare sur son marchepied scrutait chaque côté. Un coup de sifflet retentit, les bielles des roues s’agitèrent lourdement puis plus rapidement. Le convoi repartait. J’entendais, trois. Le dernier garçon qui toucherait le mur serait le grand gagnant.

Le train n’avait parcouru qu’une vingtaine de mètres lorsqu’au mot soleil chacun se retrouvait figé. Certains voyageurs étaient au milieu de la route, d’autres sur les rails. La locomotive semblait chuchoter son impatience. Alors que la voix aiguë annonçait le un. Le train poursuivit avec indolence son chemin, insouciant de cet arrêt involontaire.

L’agitation s’était dispersée comme les voyageurs. Je trouvais cette distraction farfelue. Je ne pouvais qu’accepter cet écart temporel.

Le duel s’annonçait. Le plus petit de la bande, me semblait-il, rejoignait son camarade éliminé au tour précédent. La fille guillerette tournait le dos au survivant. Deux, trois, soleil. Non loin, un chien la patte levée et son maître qui regardait le sol étaient immobiles. Il restait le plus grand des garçons au tee-shirt blanc et au short bleu foncé. La fille reprit à un, alors que le canidé affairé à ses besoins manqua de chuter. Deux, trois. Tel un souffle de vent, la fille sentant l’ombre de son camarade se retournait. C’était trop tard, il avait déjà touché le mur. Dépitée, elle tapait son pied au sol. Elle avait perdu.

La déception ne dura pas. Ils se regroupèrent, décidèrent alors que j’allais les rejoindre. Naïvement, je pensais qu’ils auraient peut-être une explication rationnelle à ce qui venait de se produire. Proches d’eux, ils ne semblaient pas me voir. Alors que le vainqueur se positionnait face au mur, les trois autres reprenaient un positionnement linéaire. J’osais enfin l’interpeller par un « bonjour ! » qui ne le fit pas tourner son regard vers ma voix. Alors que je posais ma main sur son épaule, son corps disparu dans une espèce de buée légère. Ses camarades avaient également disparu, du parvis de la gare.

À trois cent soixante degrés, la quiétude de ce dimanche ne semblait point troublée. En scrutant ce mur, une envie particulière me fit poser les mains dessus. En souriant, je comptais et frappais les mains ouvertes. Un, deux, trois, soleil. Lorsque je me suis retournée, une fille d’environ six ans m’observait. Elle portait une jolie robe blanche avec des motifs lilas. Elle avait des cheveux bruns mi-longs. Elle tenait ses mains jointes sur son ventre. Elle avait attisé mon inquiétude. Comment était-elle apparue ?

Je n’en menais pas large en la rejoignant. Elle avait le regard baissé. Pour entrer en contact, je me positionnais à sa hauteur. Un court instant, nos regards se sont croisés. Je ne voulais pas l’effrayer, alors en chuchotant, je lui demandais : – qui es-tu ?

Elle me répondit : « Je suis toi ! »

J’avais pris un coup dans mes tympans. Stupéfaite, je voulais me rassurer à son contact. À peine l’avais-je effleuré qu’il ne restait qu’une buée de son corps. Il ne restait plus rien, à part une journée ordinaire avec un banc placé perpendiculairement à une ligne de chemin de fer abandonnée.

Ce jour-là, j’ai compris l’insistance de l’appel de ce banc. Comme un chemin sur un temps passé où beaucoup de jeux ne sont qu’imaginaires enfantin oublié. Où beaucoup de rêves se sont effacés dans la ligne du temps. Alors qu’au fond de soi, l’enfant est toujours là avec ses rêves. L’envie de compter un, deux, trois fait oublier le mot soleil aux adultes. C’est certainement de là que vient leur tristesse.

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