Normalité


Je m’appelle Dylan, j’ai des parents tellement normaux que je les trouve étranges.

Tous les jours, ma mère descend de l’étage en premier puis va dans la cuisine pour préparer le café. Mon père descend à son tour, le bois de l’escalier craque sous son poids. Vêtu de son costume trois-pièces sombre dont pas un pli ne transpire. La normalité, je vous le dis jusqu’à l’exagération.

Cela me chiffonne. Ma mère parfaitement coiffée et maquillée telle une figurine peinte. Heureusement, elle bouge comme vous et moi.

Ce que je ne comprends pas, c’est que tous les jours sont identiques. Il n’y a jamais un trait de fatigue sur leurs visages, rien ne diffère du jour précédent. Je vous le dis, c’est une normalité anormale.

Le café passé à moitié dans la cafetière correspond à l’instant ou mon père vient s’asseoir. Il prend le journal posé toujours à la même place pour le lire. Jamais trop vite, jamais trop lentement. Il feuillette les pages en froissant le silence environnant. Parfois, la page ne se laisse pas tourner du premier coup alors il humidifie son index pour décoller l’unique de la seconde. Seul ce journal semble faire preuve d’exception.

Pling, fais le grille-pain. Les toasts grillés et chauds ont sursauté. L’assiette toujours posée à droite du journal, c’est immuable. Mon père ne prend même pas la peine de regarder les gestes de ma mère qui lui sert son petit-déjeuner. Est-ce la normalité ou une ignorance involontairement marquée par la répétition des gestes ?

Assis en face de mon père, je l’observe. J’essaie de comprendre ce qu’il y a exactement dans cette normalité si précise.

Ma mère lui verse le café dans sa tasse posée à la gauche de ses toasts. J’aime bien sentir les effluves de ce liquide, mais je n’ai pas le droit d’en boire. Lorsqu’il lève son regard au-dessus de sa page de lecture, je plonge le mien dans le fond de mon bol de céréales. Il sait que je l’observe. Lorsque nos regards se croisent, il ne dit rien.

Ma mère enfin assise me regarde sans mots. Ses yeux me disent de me hâter, car le bus n’attend jamais les enfants distraits par une normalité surprenante.

Mes céréales croustillent remplissant mes pensées de craquements étouffés.

Mon père a lâché son journal. Il se tartine un toast que le couteau semble poncer par manque de beurre. Ma mère préfère agrémenter son pain de confiture. Toujours la même, de la groseille.

Lorsque l’alarme de sa montre sonne, il se lève pour contourner la table. Au passage, il me frotte la tête comme si j’étais un chien. Toujours le même geste. Il prend sa sacoche et son premier mot est : « à ce soir ! » Il ouvre la porte d’entrée et l’air frais s’immisce dans la cuisine. Cela ne dure pas longtemps. J’entends le moteur de sa voiture, je reconnais la marche arrière, la marche avant. Au bout du compte, il ne reste plus qu’un silence d’une normalité anodine.

Ma mère s’affaire déjà avec mon cartable, ma veste. Elle me demande d’aller me brosser les dents. Je m’exécute docilement sans traîner. Dans l’entrée, elle m’aide à mettre ma veste, positionne mon cartable sur le dos. L’arrêt est à cent mètres de la maison, elle m’ouvre la porte. Je sors, oblique sur ma droite, longe le trottoir. Je fais mine d’être vaillant, marchant d’un pas assuré. Je ne me retourne pas. Je sais qu’elle me suit des yeux, je sens son regard sur mon chemin jusqu’à l’arrêt de bus. Ce n’est qu’une fois assis dans le bus qu’elle referme la porte.

Ce qu’elle fait le reste de la journée, je ne le sais pas. De retour de l’école, la normalité reprend ses droits. Le goûter, les devoirs, la demi-heure de récréation, le repas du soir avant le bain et le coucher.

Tous les jours sont ainsi, identiques, normaux. Les jours sans école sont analogues. Je suis à l’école de la vie, l’école de la normalité, avec un père sans plis, sans mots. Une mère sans signes de lassitude. Au milieu d’eux, j’ai l’impression d’être le seul à trouver cela déroutant. Je suis le seul à changer tous les jours. La normalité veut que je grandisse alors je varie seul. Je m’appelle Dylan, j’ai 9 ans, des parents d’une normalité anormale. Je grandis tous les jours et je cherche le défaut de cette normalité. Il doit y en avoir un quelque part. Je ne l’ai pas encore trouvé, mais je cherche.

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