Arrêt 39, je descends au terminus. Le bitume reflète la chaleur de ce désert. Un léger vent soulève quelques grains de sable dans une danse éphémère. J’ai pris le bus au hasard, pour quitter ces murs gris qui ne rayonnent qu’une pollution lourde et salissante. J’avais décidé de m’aérer, l’endroit était sans réelle importance. Avant tout pour revoir le linéaire de l’horizon dans sa couleur naturelle. J’en avais assez de toutes ces chimères qui espèrent que la vie se peigne d’elle-même de couleurs joyeuses sous des mots trop lourds. Tant de négativisme enveloppé telle une papillote de Noël. J’avais largement assez de raison de fuir, sans justification. Mon placard fermé à clef le resterait jusqu’à ma propre décision. La vie, les jours, les collègues, la famille. Tout, à la poubelle. Qui serait chagriné de ne pas savoir ? Oublier. Voilà ce que je voulais. Oublier et me retrouver !
Au loin, en dehors du désert crachant les rayons de soleil sur ma peau, une ligne bleue, quelques cris de volatiles charognards, un vent saharien, rien. Une grande bouffée d’air, mes poumons s’extasient de tant de capacité. Mon cerveau s’égaye, il met en marche mes guibolles. Je pourrai marcher sur la route, mais je préfère crapahuter entre les grains de sable qui contrarient mon avancée. L’effort est bon pour ouvrir la porte de sa volonté. Des dunes, encore ! comme des chameaux bien hydratés. Leurs bosses qui ne cessent de gonfler testent mon endurance. Oui ! je ne sais pas où je vais, mais je m’en fous royalement !
Au bout d’une heure de marche, je sus toute l’eau de ma peau en lagunes salines. Je redescends une dune, comme un skate-border, je m’éclate, essayant de descendre plus vite que les granulés bruns et fins qui roulent sous la pointe de mes chaussures. Les bras en avion de chasse, presque une manœuvre de haute voltige. Oui ! je suis libre de me casser la figure et de rouler tel un sushi dans cette matière brûlante née de mes milliers de vies passées. Qu’est-ce que cela peut bien faire à cet instant ? Je m’en fous ! je suis ailleurs, loin de ces portes fermées à clef. J’ai ouvert la fenêtre et me suis évadée ! Simple, l’astuce, être son Arsène Lupin, et se dérober à soi !
Hier, à la caisse du supermarché, attendant que le client devant moi cesse sa relation personnelle avec la caissière, et qui au vu de sa moue, ne souhaitait pas que sa journée s’achève ainsi. Avec tant d’histoires, d’autres qui ne contenteraient ni ne rassureraient la sienne. Lorsque mon tour vint, d’un regard bienveillant, j’ai accompagné sa lassitude de tant qui n’est pas soi. Dans un sourire avec elle, pour elle, j’ai acquiescé à sa désespérante raison qui lui susurrait à l’esprit que demain recommencerait une journée quasi similaire, et qu’elle chercherait encore une fois, comment fuir ? Sans trouver !
Je grimpe un mont mouvant, en petites foulées. Je gravis l’Everest, le Machu Picchu. Ma vie mouvante, qui cache un instant l’horizon. Jamais, il ne s’éteindra. Il est chevillé à mon âme profonde. Sous la lave du Stromboli, sous les gravats de San Francisco, dans le fond des fissures de l’Arménie. Au dernier étage, du Wall Trade Center, alors qu’il faut sauter dans le choix de vivre. Vivre ses derniers instants en volant, quelques secondes dans le vent de sa liberté. Voilà, toutes les civilisations s’éteignent dans une cruelle abondance de négation, mais lui, là-bas, il reste toujours possible.
À bout de souffle après mon rodéo à dos de chameaux fous, je scrute les alentours. Un scarabée pousse une boule jusqu’à son terrier et s’enferme dans la tiédeur de son abri avec son couvercle. Un fennec vole au ras du sable, sans tapis. Il est Alladin de chemin simple. Un vautour virevolte au-dessus, faisant des zigs et des zags au gré de la température aérienne. Il doit estimer mon poids avant de choisir le piquet ou le planer.
Je sens enfin les contours de mon corps, qui en transe, se crispe par manque d’eau. Je ne peux même pas m’en vouloir. Je n’ai emmené que ma personne. Rien d’autre. Il faut savoir se dépareiller de ce qui est soi, pour être soi ! et créer la difficulté qui prouvera que vous êtes capable de résister. Je m’en fiche ! sans eau, je peux encore, et, si. Je chercherai. Ma potentialité naturelle et la ligne au bord de mes cils savent que de l’eau, il y en a. Si, je sais m’interroger sur ce que je ne connais pas !
Mon cœur pompe grandement, il expulse plus de degrés qu’il en avale. Il bat de colère, d’espoir, de dualité civilisationnelle. Rien, qui ne vienne de moi en entier. Mais de cette partialité qui fait que chacun en cravates et costards se tord de rire devant un jeu de bonimenteur. Je suis mauvaise danseuse devant le mensonge de l’image. Un petit air me vient en tête :
Si demain, vous changez de chemin,
ne regrettez rien, avancez sans vous retournez,
sans vous tourmentez, demain sera ou ne sera pas,
libéré devant vos pas, le tracas dans un tiroir du passé,
vous lirez en grand, le rêve d’inutile, devant vos vœux enterrés de mille pas,
en marche arrière, jamais, vous ne compterez dans le creux du souvenir.
Sans reniez, devant la ligne, sans point, elle le sait !
Cherchez-là, vous grandirez enfin !
Soudainement, entre une quinte de toux, j’entend une voix. Une toux, une voix. Je cherche d’où elle vient. Une quinte, un appel :
– Qui me parle ?
– À ta droite. Non ! plus bas le regard. Là, oui, c’est ça ! Bonjour, humaine !
J’écarquille les yeux. Un rire nerveux me secoue, me donne encore plus chaud. Une crampe abdominale me plie en deux. Je suffoque. Tousse. Rie. Pleure. Transpire. Un petit pois me parle ! J’explose cette évidence dans un rire bruyant qui secoue ce territoire :
– UN PETIT POIS ME PARLE !
– Bien, oui et alors ! je parle, quoi de neuf dans la civilisation urbaine ?
– Excuse-moi, petit pois, je me demande si mon cerveau ne me joue pas un tour de sécheresse. Un petit pois me parle. Dis voir, tu brilles énormément !
– Je brille, car j’ai encore de l’huile sur ma coque. Je sors d’une drôle de salade marinée contenue dans un vulgaire tupperware sans air. Et aussi, parce que je suis cuit !
– Moi aussi, je suis cuite, qu’est-ce que tu fais là ?
– Toi, tu es rôti, rouge-violet. En phase de brunissage, tel un poulet à la broche. Pardon, tu vas cloquer !
– Je m’en fiche, des bulles brunes ou rouges. Qu’importe, je te parle. J’ai l’impression d’entendre ma raison rire de ma folie !
– Si tu le crois, non, non, écoute, j’ai entendu ta petite chanson. Chouette ! Tu devrais en écrire !
– Ah, oui, et tu serais « p’tit pois manager ! » alors chiche, allons au bout de ces dunes. Chanter notre liberté !
– Humaine, si je t’ai interpellé, c’est uno, parce que tu allais m’écraser, et deuxio que comme toi, j’ai besoin d’eau !
– De l’eau, toujours de l’eau, tient, je te donne une larme de rire. Mince, c’est vrai que tu bous ! Attends une seconde que je reprenne mon sérieux. Il faut trouver une oasis, et, pour cela, il faut, observer !
– De quoi parles-tu ?
– Du comportement des animaux. Certes, l’heure n’est pas adéquate, mais en en suivant un, tu peux être certain que s’il vadrouille, c’est qu’il cherche un point d’eau. Il ne chasserait pas dans un cagnard pareil !
– Autant chercher un vendeur de parapluies dans un désert !
– Petit pois, tu as fait de l’improvisation ? Tes vannes sont excellentes! dix sur dix, and the winner is green pea! youhou!
– Sans rire, humaine, j’en ai besoin. Toi, urgemment !
– Oh, appelle-moi Ève, pas humaine, petit pois !
– Okay, Ève, bon, tu reprends le chemin, tu m’emmènes, hein ?
– Pour sûr que je t’emmène, je ne saurai pas te retrouver avec tous ces grains luisants !
Je scrute le ciel, le vautour est parti vers une falaise lointaine. Je cherche l’ombre du fennec, non, il est au-delà d’un mont mouvant. À mes pieds, je vois une trace linéaire. Peut-être un crotale ? Le scarabée a laissé une minuscule trace. Il doit être quatorze heures. Rude !
Je me saisis du petit pois tout chaud, le fais rouler au creux de ma paume et reprends le chemin. « Pour trouver de l’eau sans se faire avoir, chercher un point vert. Il faut que je me concentre ! »
– Laisse-moi un peu d’air quand même !
– Oh, pardon, mais comment as-tu fait pour te retrouver dans une telle galère ?
– Je te l’ai dit, j’étais dans un tupperware fermé avec quelques amis tout cuit, carottes, fèves, haricots. Puis un touriste a pensé qu’il pouvait me croquer. Mais d’effroi devant cette grande bouche tel un four mort de faim, j’ai roulé jusqu’au bord de sa fourchette et j’ai sauté. Évasion parfaite ! presque parfaite. Je n’avais pas prévu de me retrouver ici. C’est que dans le tupp, c’est toujours pareil. On ne sait jamais où l’on va exactement. Ce n’est qu’une fois que le couvercle fait son plop personnel qu’on découvre où notre fin s’invite. Cruelle cruauté d’une salade de touriste qui crapahute pour déguster au milieu de nulle part, sa civilisation. Au moins, il n’a rien laissé traîner, mais combien de voyages mortifères, on m’a contés. Des renégats de droits. Qui laisse plastique, couvercle, papier et compagnon dans l’antre de la terre qui essaye d’avaler et digérer tout cela. Moi, ça peut aller, je suis nature, mais le reste ! Misère de demain ! Toi, je vois que tu es dépareillée. Juste ton corps et tes vêtements, pourquoi ?
– Accepte que cela soit ainsi. J’ai fait ainsi, point. Les justifications, je les garde pour les murs qui veulent savoir ! Un silence résonne mieux en eux, le mien, suffit ! Et puis, je cherche un vendeur de parapluies dans le désert pour un petit pois. Crois-tu que viendra la pluie, si j’en dégote un ? Mais oui, forcément ! Petit pois, chante avec moi ! Les fausses notes attirent le voile d’humidité. Chante !
– Chanter ? Quelle idée nullissime ? Légende, baliverne, mensonge !
– Ah non, tu ne vas pas t’y mettre ! une idée non testée est idiote. Testée, elle devient apprentissage raisonnable !
– Raisonnable ! où est la raison, si dans un vol, tu testes sans ailes, le planer d’un aigle ?
– Petit pois, arrête, je suis en ébullition cérébrale. Un animal, là-bas, oui !
– Étouffé dans ma main, une bribe de voix souffle « Quoi, là-bas ? »
– De la verdure petit pois ! du vert, haut et ample que le vent harmonise avec sensualité !
Je cours, contourne une dune qui efface un instant notre besoin. Voilà, quelques mètres, Dieu que c’est loin. Mes pieds sont de plus en plus las, crispés, mes mollets, lourds. Mes bras ne moulinent plus d’intérêt. Mon genou s’écorche sur le sol fiévreux.
J’ouvre ma main, libérant l’espoir du petit pois devant l’étendue d’eau, préservée par de multiples jeunes palmiers. Des traces fraîches d’animaux sont visibles. Ils ont fui devant ma forme agitée. Un sourire embrume mon cerveau. Je l’observe avec empathie. Il roule sur ma peau, impatient d’y aller. J’acquiesce dans un clignement de paupières. J’avance, ma chaussure s’emplit d’une soudaine fraîcheur. Mon mollet se détend, ma cuisse apprécie. Mon cerveau se rassure, mon cœur se calme. Je plonge entièrement dans l’eau, je le libère à la surface. Il roule sur le remous que mon poids crée. Il devient tout vert, tout propre. Il reprend de l’épaisseur, sa chair se recolle à sa coque dans une plénitude évidente. Je le laisse flotter. Je pars en brasse lente vers la berge opposée.
L’eau est douce, je bois. Mes neurones dansent » Grease » et s’éclatent dans un jave de naissance. Les connexions fusent. « Voilà, la raison de mon chemin ! “
Le petit pois me rejoint telle une joyeuse petite balle verte, il me dit:
– Pourquoi es-tu là ?
– Pour ça, petit pois !
– Pour quoi ?
– Te sauver, me sauver, vivre, naître, renaître, respirer, réinventer, apprécier le bonheur d’une rencontre improbable. Pour l’’utopie de chercher un vendeur de parapluies dans le désert !