Ce soir-là, à vingt-trois heures vingt-trois, un homme descend la rue vers la mairie.
De ma fenêtre de la cuisine, je l’observe. Insomniaque depuis que je suis née, rien ne me dit de dormir. Ce seize décembre deux mille dix-sept, j’aperçois en premier son ombre au gré des réverbères. J’entends le chuintement de ses pas dans la première neige de l’hiver. La luminosité extérieure est vive, l’horizon dans ses larmes de Dieu continue de pleurer sa beauté. Il m’aperçoit alors que je m’apprête à m’asseoir, il me fait un signe de la main tout en me souriant. Je le vois parfaitement, tellement le blanc illumine la nuit.
Soudain, il retire son chapeau brun, l’abaisse vers son torse. Il plonge une main dans son manteau gris, semble en sortir quelque chose et le pose sur le muret de la maison en face de la mienne.
Je discerne la beauté de son visage, ses traits sont parfaits. C’est un très bel homme d’une cinquantaine d’années, me semble-t-il.
Je lui renvoie un sourire et un geste alors qu’il a déjà repris son chemin. Le nez collé à la vitre, je le regarde déambuler sur le trottoir jusqu’à la mairie puis bifurquer sur sa droite. Tout le long, sa main droite plonge dans son manteau, son bras se tend vers un mur, une boîte aux lettres, une clôture et y dépose quelque chose que je ne parviens pas à voir. Au-delà de ma capacité oculaire, il a disparu.
Trente minutes plus tard, je suis encore dans ma cuisine, j’espère le revoir. Mais, il ne revient pas. Les flocons chutent lourdement sur mes carreaux, poussés par un vent d’Est.
Cette nuit-là m’a emmené où elle souhaitait sans rêves. Fermant les yeux, son visage en miroir, je cherchais désespérément où je pouvais l’avoir déjà vu. Au petit matin, le manteau blanc extérieur n’avait pas bougé. Alors que je m’affairais au balayage de mon trottoir, j’osais aller voir sur le muret d’en face. Il n’y avait qu’un contour creusé dans la poudreuse que des tourbillons venteux avaient troublé. C’était indéfinissable.
Pendant plusieurs jours, le soir, j’espérais qu’il repasse. Au bout d’un mois de surveillance à la même heure, sans son retour, j’abandonnais.
L’année passa, avec ses joies, ses turpitudes, ses idioties. Son visage se rangea dans mon tiroir personnel, chassant sa beauté dans la pénombre de ma boîte crânienne.
Une année plus tard, je n’ai toujours pas de fonctionnement diurne. Nous sommes le seize décembre deux mille dix-huit, vingt heures et vingt-trois minutes. Je me prépare un café. Mes chats dorment du sommeil du juste depuis longtemps. Ils se doutent que le feutre blanc efface le gris de la nuit, atténuant les bruits intrigants.
La première neige a toujours ce rappel à l’enfance et son premier émerveillement magique de la nature. Sur le manteau immaculé, une ombre grandit. Les réverbères contournent les traits du promeneur dans une forme irrégulière. Je ne bouge plus, j’attends.
Il s’arrête devant le carré de lumière que projettent mes spots de cuisine sur le trottoir d’en face. Il retire son chapeau avec la main gauche, le pose sur son torse, me sourit, et plonge la main droite dans son long manteau puis tend son bras vers le muret.
Mon tiroir neuronal n’a pas besoin de chercher son souvenir. Je ne l’ai pas oublié. C’est lui ! L’homme de l’année passée. Sa beauté irradie autant que l’éclat de cette nuit. Je souris intérieurement et extérieurement.
Il reprend son chemin. Je ne peux le laisser partir ainsi. Dans un besoin irrépressible, je pose la cafetière, j’ouvre la porte d’entrée, descends les marches, tourne le verrou de la seconde. Je manque de rater les trois dernières. L’humidité de la neige emplit déjà mes pantoufles qui glissent sur le tapis aplani par mon poids.
Je le suis de loin avec une certaine appréhension. Tous les dix pas, il tend sa main et dépose quelque chose sur le muret. Je regarde le long, ne vois rien. J’hâte mes pas. J’ai besoin d’une explication.
Alors que je suis trois mètres de lui, il s’arrête, inspire profondément, baisse la tête et se retourne. Soudainement gênée, je ne sais que lui dire. Avec un grand sourire, je m’en approche. Encore une fois, il retire son chapeau, esquisse un sourire lumineux.
– Excusez-moi, Monsieur, n’étiez-vous pas sur ce même chemin l’année passée ?
– Bonsoir, Mademoiselle, oui, j’y étais. Nous nous sommes salués. Vous aviez une belle expression de sincérité sur votre visage. La peur ne semble pas exister dans votre être.
– Pardonnez ma curiosité, mais il semble que vous posez quelque chose le long des maisons de ce côté de la rue. Suis-je aveugle, je ne pas vois ce que c’est.
– C’est exact. Un toc, certainement. Non, en vérité, je pose simplement des roses !
– Des roses, mais enfin, il n’y a rien.
– Approchez-vous, je vais vous montrer !
Face à lui, il me demanda de fermer les yeux et de tendre les mains en obole. Je sentais le contact de sa peau sur la mienne. Il m’autorisa à ouvrir les yeux. Dans mes mains, une longue tige verte feuillue tenait à son bout, une rose rouge pourpre duveteuse, douce, gonflée sur sa corolle.
– Comment avez-vous fait ?
– La question est inappropriée. Ne devriez-vous pas plutôt me dire quelle belle rose ?
– Vous avez raison, je m’en excuse. Vous faites apparaître des roses, vous êtes magicien. Les autres ne se voient pas, comment ce fait-il ?
– Mademoiselle, la rose a son secret. Voyez-vous, pour celui qui est suffisamment pur pour la comprendre, elle laissera aisément ses aiguilles s’espacer pour ne pas le blesser. Pour le rustre ou la brute en sentiments, elle saura lui rappeler qu’à la vouloir d’une mauvaise manière, une douleur vive réveillera la réalité de sa matière. Quant à celui qui l’aime trop, dans son bouton, le pollen lui apprendra la raison dans une expulsion d’air involontaire. Une façon de remettre l’esprit dans le bon sens. La discrétion est dans ses feuilles, leurre d’apparence à qui ne regarde qu’à moitié. En douceur pour les cœurs lourds, elle laissera ses voluptueux pétales se faner avec la tristesse que l’on voudra bien lui confier. Je vois que vous gardez avec préciosité la fleur entre vos deux mains. C’est un signe d’attention, de bienveillance et d’amour. Vous devriez accepter de faire en retour pour vous ce que vous donnez à cette fleur. Ce serait juste.
J’étais subjuguée par sa beauté. Ses yeux verts étaient parfaitement soulignés par des cils noirs profonds. Tellement serrés que j’aurais pu croire qu’un trait d’eyes-liner accentué cette perfection. Il était grand, une veste longue nouée autour d’une taille fine, des épaules carrées, une peau lisse. Il émanait quelque chose de particulier, une énergie gracieuse. Une très belle énergie au demeurant, douce et rassurante.
– Vous posez des roses que personne ne voit, je ne comprends pas. L’année dernière, vous avez fait de même !
– C’est exact ! Un jour, une rose. Un mois, une rose. Une année, des milliers de roses. Un chemin de roses en sommes !
– Je suis perdue, quel en est le sens pour vous ?
– Il n’y a pas de sens. Il s’agit en humilité, d’un chemin fait de couleurs, de bois, d’épines, de douceurs, de longueurs, de grandeurs, de cassures, de peines, de tristesses, d’amours, d’espérances, d’absences, de présence à soi, aux autres, de dons, de pardons. De tout ce que la vie nous concocte sans que nous le choisissions. N’est-il pas exact que si je m’arrête devant votre maison, c’est que la nuit ne suffit pas à vous apaiser ?
– Je n’ai pas besoin d’être apaisée ! je vais bien. Une rose, c’est juste une.
– Juste une ? Un être de passage, sincère !
– Mais non, pas un être, une fleur !
– Un être. Avez-vous oublié la terre ouverte dans laquelle, sa couleur a accompagné l’être qui vous manque aujourd’hui ? La personne que vous avez tant soutenue, relevée, aimée, soignée, jusqu’à oublier votre être ? Ne dites rien, ce n’est qu’un chemin. Ayez confiance, demain, vous donnerez différemment, certes, mais le fond profond de votre être est inscrit ainsi sur terre. Tout comme le mien. Je fais cette route, en ce jour, pour semer de roses ma peine. Naturellement, je remonterai vers un avenir radieux.
– Comment pouvez-vous le savoir ?
– Je dois l’avouer, je suis un semeur de roses éphémères. Malheureusement, tout est compté ici bas, il faut que je hâte mon pas. Ma tâche n’est pas terminée, je dois vous laisser !
Il s’éloigna, son énergie avec. Avec insistance, je lui demandais son nom. Sans se retourner, il m’ordonna de regarder en arrière. Ce que je fis. Soudain, je vis toutes les roses posées le long des murs. Ils y en avaient des milliers, de toutes les couleurs. Des millions, jusque sur la route. Certains tas hauts s’étaient effondrés. Ma voix éteinte, les bras croisés, je cherchais au loin son apparence. Il avait disparu. Un grand froid intérieur me secoua de spasmes incontrôlables. Je voulais le suivre, le revoir alors que mes pieds gelés refusaient bouger. Je ne savais pas quel côté il avait pris. Je me décidais à rentrer, alors que les roses avaient disparu, elles aussi. Il ne restait qu’un joli manteau blanc dans la sérénité de la nuit.