Je suis une question


Une journée ordinaire, d’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer, en Ehpad.

Ils me disent que je suis vieux, mais c’est quoi la vieillesse ? Je ne vois pas où je suis vieux. Je marche, je pense, je parle, j’ai des projets. Bon, il est vrai qu’à l’heure actuelle, je suis un peu brouillon dans mes mots.

Je pense fourchette, je dis chamois, un truc comme ça. Pourtant dans ma tête ça tourne rond. Tous mes souvenirs sont bien archivés, mes voyages en-dehors de l’Europe, mon travail, d’ailleurs un coup d’œil à ma montre, je lis soixante-cinq heures et zéro deux minutes. Qui a changé le cadran de ma montre ? Je suis en retard pour aller travailler, j’ai un poste à responsabilités. Je fais le tour cherchant la sortie. Deux minutes plus tard, je suis de retour à la case départ, essoufflé je suis. Le temps presse, j’ai à faire. Je m’arrête, je regarde autour de moi. Il n’y a que des vieux ici. Quel est cet endroit ?

Je fais à nouveau le tour pensant avoir raté la sortie. Non, tout est fermé. Mon dieu, je vais être en retard ! Dans cet espace, quelqu’un pose une main sur mon épaule, me tire une chaise, me demande de m’asseoir. Pourquoi devrais-je m’asseoir ? J’ai à faire et ce n’est pas une fillette qui va me diriger. Je refais un tour, j’essaye d’ouvrir les fenêtres le long du couloir. Non de Zeus, tout est fermé ! Je commence sérieusement à stresser. Si c’est une blague, elle est nulle, il faudra que je le dise à ma fille.

Encore cette salle. Oh ! ça ne sent pas bon. Un mélange de vieux et de bouffe, le mélange des deux, ça pue. La fillette me guide par l’épaule. De quel droit, elle me touche ? Ça m’insupporte. J’enlève sa main, je ne veux pas qu’elle me tienne, ça non ! Je suis assez stressé par mon retard au travail, mes enfants m’attendent. Ma femme, que fait ma femme ? Je ne sais même pas si elle sait où je me trouve.

Je suis fatigué maintenant. Je transpire d’avoir cavalé pour rien. La fillette me tire à nouveau la chaise, qui en raclant le sol fait un bruit qui m’irrite encore plus. Où suis-je ? Que quelqu’un me le dise ! Je suis tout juste assis que la fillette pousse ma chaise vers la table. Je me raidis, je suis coincé contre la table. C’est sûr que pour me barrer en courant, ce sera dur. Une autre fillette installe en face de moi une vieille. Mon Dieu qu’elle est vieille, qu’est-ce que je fous là ? Je cherche du regard dans l’agitation fort bruyante des plateaux que les fillettes posent devant ces autres que je ne connais pas. Je voudrais faire taire cela. Où y a-t-il une personne adulte ici ?

Ce bruit, ces odeurs, j’ai envie de vomir. Pourquoi font-ils autant de bruit ? À la table d’à côté, une vieille se met à hurler comme si on l’égorgeait. Je l’observe. C’est quoi cet endroit de fous ? On me pose un repas alors que je n’ai rien demandé. La fillette met une fourchette dans ma main comme si je ne savais pas le faire seul. Je la regarde méchamment. J’en ai assez. Et ce bruit, des bling, des blang, des cris. Où suis-je ?

Ah, je vois une adulte, je crois. Elle pousse un chariot plus discrètement. Elle arrive, je vais lui demander le nom de cet endroit. Arrivée à ma hauteur, tellement angoissé je suis, j’harponne son bras comme une bouée de secours. Elle a un truc de couleur avec un liquide dedans. Dans un soubresaut, je manque de chavirer ce qu’elle m’apporte. Elle me demande de le prendre,. J’obtempère. Pouah, c’est amer ! j’ai la langue collée au palais, tellement le goût est mauvais. Mes yeux la supplient. Je bafouille: « il, il, chemin, demain ? » Elle me scrute avec une interrogation certaine. Elle n’a pas compris, je reformule : « ferme, Chine entrain ? »

Elle me dit avant de partir : « mangez maintenant sinon ça va être froid ! » C’est un cauchemar, je dois rêver ! Soudain, la petite vieille défraîchie installée à côté de moi me fait du pied, je recule mes jambes sous le fauteuil. Je n’ai même plus faim avec ce vacarme, je veux sortir. Je veux rentrer, mon plat fume devant moi. Je ne sais même pas ce que c’est. Un tas avec un tas. Ça fait deux tas, qui ne ressemblent à rien, noyés au milieu d’un océan de sauce. C’est douteux de faire ainsi, je croyais que c’était le repas. Est-ce qu’ils veulent me tuer ?

Mes voisins et voisines mangent sans sourciller. Une fillette donne la becquée. Voilà encore un truc spécial ici. Je me décide à piocher dans un de mes tas. Je me rends compte que la fourchette s’est transformée en cuillère. Pourquoi ? Va savoir, ils sont marteaux ici ! Du bout de la langue, je goûte, la grimace vient aussitôt. C’est salé, salé ! Ça a un goût de sauce salée, j’ignore ce que c’est. Je teste le deuxième tas, pareil ! j’ai envie de pleurer tellement je suis dépité. Comment peut-on ?

La petite vieille n’arrête pas de me regarder, je ne sais pas ce qu’elle me veut. J’ai l’impression d’être un extra-terrestre à ses yeux. Mais non, c’est elle l’extra-terrestre, en plus elle bave. La totale ! Comment est-il possible de manger devant quelqu’un qui bave ? Elle a des tics de claquements de langue qui m’agacent. Oh ! j’en ai marre. Je repousse mon siège brutalement, il faut que je me barre d’ici en vitesse.

Je cherche le chemin le plus court vers la sortie, mais déjà une fillette me poursuit. Je me retourne dans une rage. Je lui envoie : « parie, foustre, y’en a marre ! » Elle s’arrête net. Enfin, je vais fuir sans me sentir traqué. C’est par là, je crois. Toutes les portes d’un côté du mur sont ouvertes. Je m’arrête un instant devant l’une d’elles où il y a une pancarte avec des lettres. De l’autre côté, c’est pareil. Tout le long, des mots qui ne veulent rien dire. Des h collés au r puis un b, les voyelles ont disparu !

Devant une pièce, je scrute la porte, il y a une photo avec trois personnes dessus. Je ne sais pas qui c’est. Pourtant cela me rappelle quelque chose. C’est tellement vague que je n’arrive pas à remettre où j’ai déjà vu cette image. Je rentre dans cette chambre. Peut-être que ma femme n’est pas loin ?

Aux murs, des tableaux peints sont accrochés, des photos encadrées posées sur un meuble. Je m’approche pour y voir mieux. Tiens ! je crois que c’est moi sur une des photos. Qui la mise là ? Oui, je reconnais ce voyage au Maroc du mois dernier. Qu’est-ce qu’il faisait chaud ! Les dromadaires, le souk, ma fille encore petite. Ma femme, quelle beauté ! Maintenant, je suis vraiment fatigué. Je m’assois sur une banquette molle. Je tâte le tour, il y a des longes métalliques qui courent dans la longueur. Qu’est-ce que je devais faire déjà ?

Une fillette rentre suivie par une petite vieille au pas hésitants qui racle ses pantoufles comme une survie terrestre. Elle me demande si je veux me coucher. Que pourrais-je lui dire : « jospoie » sort de ma bouche. Je souris discrètement, je le sais, cela ne veut rien dire ! J’attends. La porte ouverte, je vois passer une ribambelle de petites vieilles et quelques petits vieux. Mais je ne suis pas vieux, je suis fatigué !

La fillette revient, elle me fait relever du lit alors que je ne peux presque plus. Voilà que je traînasse mes godasses, mais qu’est-ce que je fais là ? Elle me demande si je veux aller aux w.c, qu’est-ce que j’en sais ! c’est quoi des w.c. ?

Elle m’enferme dans une pièce avec un grand miroir. Je prends peur, car il y a une personne à deux têtes qui me regarde. Une à l’apparence d’un vieux bougre, je lui dis « fiche-toi, choreau de qui ! » Alors qu’elle me déshabille, le monstre à deux têtes disparaît. La fillette me colle une mousse autour de mes cuisses et de mon ventre. Je sens la chaleur m’irriter les plis. J’essaye de l’en empêcher, mais elle me dit d’attendre « qu’elle remonte le slip filet ! » La fillette parle aussi une langue que je ne comprends pas. Comment un slip pourrait-il être filet ? C’est un slip patate ou un slip pêche. Mais qu’est-ce que je fais là ?

La fillette ouvre le lit, elle me demande de m’asseoir. Je n’en peux plus, pourquoi suis-je si fatigué ? À peine allongé, mes yeux se ferment. Mon corps est encore tout raide du stress encaissé, mais en baragouinant quelques recommandations à la fillette, je sombre dans un sommeil profond. J’ouvre les yeux, il fait noir, une petite lumière éclaire le bas du mur, j’essaye de me lever. Je n’y arrive pas, j’ai la tête enfumée, ensachée. J’attrape quelque chose qui bouge, je tire, ça vient facilement, puis d’un coup un grand bouing. Quelque chose est tombé. La porte s’ouvre, « ouf ! enfin quelqu’un ». Une ombre blanche s’approche, ramasse ce qui est au sol, me demande de dormir encore un peu, qu’il est deux heures du matin ! J’essaye de me redresser dans le lit sans y parvenir. Comment se fait-il que je n’y parvienne pas ? Qu’est-ce qu’ils m’ont donné? Ils veulent me tuer. Qu’est-ce que je fous là ?

J’entends du vacarme. Un bruit de vaisselle maltraitée, quel boucan ! il fait toujours nuit pourtant. Je me lève. Je suis rouillé comme si un bus m’était passé sur tout le corps. J’essaye de trouver la sortie. Un voile, je tire dessus. Peut-être est-ce pour ouvrir ?

La gâche de la porte s’enclenche, m’effrayant dans le même temps. Une dame entre avec un beau sourire, me disant « bonjour ». Elle me tend la main, me dirige dans une pièce avec un miroir. Elle ressort me disant qu’elle va ouvrir les volets. Comment ouvre-t-on les volets ? Je la suis pour voir comment elle fait. Elle touche le mur et la lumière apparaît. Mais où suis-je ? Elle me déshabille, elle parle vite, je ne comprends pas la moitié de ses phrases. Elle emballe ma main dans une matière peu agréable, fermée sur les côtés. Elle me fait de grands gestes, on dirait une marionnette. Ça y est, j’y suis. Je suis dans une troupe de théâtre. Mais je n’en ai jamais fait, je n’ose plus bouger. Elle me reprend cette chose mouillée. Elle me frotte, frotte, frotte, à croire que j’ai de la corne partout. Le monstre à deux têtes me regarde, il bouge comme un mime. Je ferme les yeux, je ne veux pas le voir. Soudainement, je me souviens du travail que j’ai à faire pour le directeur. Je dois rendre un rapport avant la fin de la semaine. Quel jour sommes-nous ?

Voilà qu’on m’habille ! je n’ai même pas le droit de choisir. Où est mon costume bleu ? Je n’ai pas le temps de regarder dans ces tablettes de chiffons, que je suis dirigé vers le salon pour le petit-déjeuner. Ce rituel me rappelle quelque chose, mais quoi ?

Il y a une petite vieille toute ridée qui bave dans son bol de café, berk ! Elle me regarde bizarrement, l’angoisse monte en moi. Et ce vacarme, c’est insoutenable, des cling, des clangs, des bouings. Devant moi un bol de café fumant. Une fillette me demande de boire un mini-verre jaune, pouah ! c’est amer. J’ai des tartines coupées en deux, retournées comme un sandwich. Je ne sais même pas s’il y a du beurre dessus. Je croque dedans, j’ai faim. Je cherche du regard ma femme dans la salle. Où est-elle ?

Inquiet, j’avale mon café en deux secondes et je me lève insupportant ce brouhaha. Bien décidé, je suis, à trouver ma femme où qu’elle se cache. Après il faut que j’aille au travail. Je marche dans ce long couloir, personne ! J’essaye toutes les portes, tout est fermé. Me voilà au point de départ, me semble-t-il. Une vieille me croise, elle me raconte un truc qui ne veut rien dire, puis elle me donne une tape dans le dos. Je pars dans le sens opposé, il faut que je sorte, ils veulent me tuer ! Quel est cet endroit de fous ?

Je marche, je marche, encore et encore, déterminé, je suis à sortir. Coûte que coûte, il le faut, ma femme m’attend, mon patron m’attend. Je n’ai pas à rester avec ces vieilles qui bavent, qui ne savent même pas parler. Je marche, je marche encore et encore. Je ne veux pas qu’on me touche, je ne veux pas qu’on m’empêche. J’ai à faire, je marche, je marche encore et encore. Je suis en panique, je transpire, je suis essoufflé. Il faut que je continue, je le sais, la sortie est par là. Quelque part par là, je marche, je marche encore et encore !

J’ignore l’heure qu’il est, mon esprit s’embrouille. Je vois un fauteuil libre, je m’assois. Pendant ma recherche, des fillettes bavardes comme des pies me regardaient passer. Tu crois qu’elles m’auraient aidé ? Rien du tout ! Dehors le ciel est bleu, le soleil brille. Un courant d’air frais souffle le long de ma nuque humide, ce n’est pas agréable. J’ai une sensation bizarre dans la tête, ma gorge est sèche. Je pourrais me flinguer lorsque je me sens incapable de faire, incapable de dire quelque chose. Et après ma recherche sans fin, j’ai furieusement envie de pleurer. Mais c’est quoi pleurer ?

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