Depuis mon plus jeune âge, je voyais au-delà du lac cette brume stagner sur la terre lointaine. Été comme hiver, un nuage de vapeur d’eau flottait, accroché à la cime des arbres. Personne n’y vivait depuis des siècles. Ceux qui s’y étaient rendus avaient disparu. Ce fait historique transmis de génération en génération, plus personne n’avait osé y retourner.
C’est ce que me racontaient mes parents lorsque j’étais enfant afin que je ne m’y aventure pas. Mais aujourd’hui, j’ai vingt ans et tous les matins mon premier regard se tourne vers cette lagune inversée. Ma curiosité me pousse à découvrir le secret de cette île brumeuse.
Je le sens, cette île perdue dans son manteau m’appelle. La nuit, des lumières apparaissent discrètement en reflet sur les murs de ma chambre. Elle me dit de venir, je le ressens fortement. Dans son regard nocturne, parfois elle est reflet d’argent, parfois sombre jusqu’au noir. De temps en temps, elle irradie des pointes lumineuses jaunes qui semblent m’observer.
La météo annonçait une journée radieuse. L’île se trouvait à environ deux miles à vol d’oiseau. J’avais préparé ma canne à pêche pour faire diversion. Hors de question d’inquiéter mes parents. La peur du non-retour empêchait jusqu’à l’évocation de la terre de brume et le simple fait de se rendre en barque au milieu du lac cristallisait toutes les angoisses dans une irrationalité déconcertante. Aucun argument ne pouvait faire évoluer cette peur inscrite depuis des milliers d’années.
Il est onze heures du matin, le soleil irradie mes pupilles. Je pousse ma barque sur le bord du lac, je pagaye. D’abord doucement pour me diriger vers celle que les villageois appellent la terre de brume. Ma peau brûle sous l’assaut des rayons du début d’été. Le sel de ma peau s’évapore en gouttelette d’effort. Le relent du lac est un mélange d’eau croupie et de poissons en putréfaction. Je me souviens de nos concours de pêche de sangsues accrochées entre les toiles d’algues qui dansaient au rythme du remous créé par nos rames. Je ne gagnais pas souvent, l’aspect visqueux de ces bestioles m’avait toujours rebuté.
Un coup d’œil vers la terre de brume, j’ai l’impression qu’elle s’éloigne. Ce n’est qu’une perception tronquée par mon impatience de l’atteindre.
Au bout de deux heures, le nez cogne la terre ferme, dans un râle distinct du silence qui enveloppe mon ouïe. Aussitôt, la brume m’enveloppe d’une douceur humide, légère. Mon bateau arrimé, j’observe le cœur de cette forêt. Les arbres sont sciés en deux par la brume, je devine leurs corps montants. J’avance. C’est une forêt d’arbres décharnés, asphyxiés. Le plus perturbant est l’absence de son. À part le bruit de mes pas, pas un souffle, pas un chant d’oiseaux, un silence lourd et prégnant.
Soudain, au centre de cette forêt brumeuse, un éclat attire mon regard. Des yeux jaunes me regardent, quelque chose bouge caché par ce voile imperceptible qui ne cesse de bouger en même temps que j’avance.
Je cours. Il y a quelque chose entre les troncs, j’essaye de le rattraper. Un corps noir ondule, s’échappe. Je chute sur une souche. Un paquet de grisaille s’abat sur moi, m’élève dans les airs. Je ne peux plus bouger, je suis porté par cette chose. Je suis à deux doigts de prendre une branche dans la tête alors que la brume bifurque évitant tout contact avec le bois.
Ma pensée est brouillée lorsque je suis lâché par mon tapis volant abruptement. Je tombe sur une terre de rocaille. Le corps douloureux, je me relève devant une stèle haute en roche grise. La brume est partie un peu plus loin. Ici, le ciel est clair. Un bruit, un bruissement sur ma droite, j’étouffe un cri d’effroi. Une forme sombre s’avance vers moi, elle ondule comme un serpent. Sa tête apparaît, des yeux jaunes aux puissants reflets orange m’obligent à fermer les yeux.
Une voix sombre m’interpelle :
– Jeune aventurier, que cherches-tu sur ma terre ?
Avec prudence, je cherche à éviter de plonger dans ce regard impressionnant de ce serpent qui me regarde avec insistance. La tête baissée, je lui réponds :
– Je ne cherche rien ! Je voulais juste savoir pourquoi mon regard était tellement attiré par cette île !
– Si tu me vois et que tu es venu, c’est que ta raison doit être autre ! Il n’y a pas de voyageurs sans raisons, pas d’aventuriers sans quêtes, alors ?
– C’est l’île qui m’a appelé, je pense. Je t’ai vu souvent au travers de la brume. J’ai besoin de comprendre quelle est cette peur qui empêche chacun de venir ici !
– La peur n’est qu’affaire d’homme, pas d’esprit ou d’âme. Tel que tu me vois, je suis l’âme de cette terre abandonnée depuis des millénaires. Il n’y a que la pierre devant toi qui peut répondre à ta question. Je ne suis que le gardien d’un territoire vierge. Va et regarde l’autre face de la pierre, tu comprendras !
Sa phrase à peine terminée, l’ombre noire s’effaça dans le brouillard gris. La brume semblait être son voile de protection. Je m’avançais vers cette pierre haute de deux mètres. En la contournant, l’astre solaire m’aveugla de manière si violente que je tombais à genoux. Sur la face de la pierre se dressait un grand miroir. Le soleil se reflétait avec violence sur sa surface. À travers la luminescence, je vis un petit garçon apparaître. Il courait, chutait. Il avait le genou écorché. Il pleurait puis se relevait en riant. Derrière lui, une femme essayait de le rattraper alors que le garçon fuyait au-delà de son regard. Il se cacha, derrière une maison. La jeune femme en robe blanche l’appelait, l’angoisse se voyait sur les traits de son visage. Lui, s’échappa encore plus loin. Il grimpa sur un bateau amarré, s’allongea bien à plat pour ne plus être visible. Le bateau n’était pas correctement amarré. Inexorablement les vagues éloignaient l’embarcation du ponton.
Parvenu au milieu du lac, le petit garçon se redressa. Il n’y avait pas de rames sur ce bateau. Il se mit à pleurer. Il était terrifié. Lorsque la brume apparut comme un filin. Le brouillard accrocha la proue du bateau et l’amena sur l’île. Le petit garçon descendit de l’embarcation, son genou saignait. Il était affolé. Ne sachant que faire, il s’enfonça dans la forêt. Un instant, il disparut dans la brume pour réapparaître au-dessus des cimes. La brume s’évapora sous son corps le faisant chuter dans une clairière. Une ombre noire s’approcha dans son dos. Le garçon comprit le danger. Il cria tout en essayant de fuir, mais l’ombre noire aux yeux jaune-orangé l’avait déjà avalé.
Une tristesse immense aussi lourde que la brume de cette terre m’étreint. J’avais besoin de ressentir le corps du miroir. Effleurant du bout des doigts la paroi vitrée, celle-ci s’ouvrit en deux. Naturellement, je compris que cette stèle n’était que mon corps, que j’étais le cœur de cette terre de brume. Ce petit garçon, c’était moi. J’avais retrouvé ma demeure.