Au bout d’une route dans un quartier résidentiel, juste avant un terrain abandonné, une vieille demeure se trouvait. Le silence accentuait l’apparent abandon du lieu. Lorsqu’un rideau bougea, laissant une ombre se dessiner. L’instant d’après, la porte s’ouvrit. Une dame âgée vêtue d’un tablier usé et portant un fichu sur la tête qui laissait apparaître de longs cheveux gris s’avança pour offrir un bol de lait au chat qu’elle venait d’apercevoir. Elle l’appela :
– Petit chat, viens boire ton lait, ssui, ssui, minou !
Le chat arriva de son pas feutré, attiré par la douceur de ce breuvage. Elle l’attrapa sans ménagement malgré ses mains tordues. La porte se referma. Subrepticement, les miaulements du chat ne durèrent qu’un instant.
Deux jours plus tard, le mois d’octobre était installé. Les feuilles ocre en tombant froissaient involontairement le calme nocturne dans des bruits inquiétants. Au petit matin, un camion de déménagement animait le quartier. De nouveaux voisins emménageaient dans la maison située en face de celle de la grand-mère. Les cartons de déménagement trônaient sur le trottoir. Une caisse de transport laissait apparaître le nez rose ainsi que des pattes blanchâtres d’un jeune chat tigré . Une jeune fille et un garçon venaient le rassurer à tour de rôle. Le chat miaulait d’impatience. Les nouveaux propriétaires se savaient observés par la voisine. La petite grand-mère surveillait depuis des décennies les faits et gestes du quartier. Mais ce jour-là, ce qui l’intéressait était cette cage de transport. Elle pensait « Hum, hum. De nouveaux voisins. Bipèdes et quadrupède. Intéressant ! » Dans un éclat de rire, son repas prêt à déguster, elle s’installa en face de la fenêtre de sa cuisine pour suivre en direct, l’emménagement.
Pendant leurs deux premières semaines d’installation, Michel et Carole avaient cerné que leur voisine avait un problème d’addiction. Presque tous les jours, leur voisine s’en allait à vélo pour revenir une demi-heure plus tard avec trois bidons de vin accrochés à chaque poignée de son guidon ainsi que sur son porte-bagages. Ils décidèrent de laisser vivre, eux étaient suffisamment occupés par l’agencement de leur demeure.
Une semaine plus tard dans la nuit du samedi soir, un cri aussi bref que lugubre brisa le silence. Carole se réveilla un court instant et se rassura en pensant qu’un renard était certainement en train de chasser. Michel dormait, il n’avait rien entendu.
Le lendemain matin, ce fut le branle-bas dans la maisonnée. Léa et Lucas affolés vinrent réveiller leurs parents. Le chat Chaussette était introuvable laissant l’inquiétude des enfants se parer d’anxiété triste. Devant le questionnement de ses enfants, Michel supposa que le chat était certainement caché dans un placard. Avec sagesse, il demanda aux petits de préparer de quoi sustenter leur chat, leur assurant que s’il avait faim, il viendrait naturellement. Au bout d’une heure de recherche dans les moindres recoins de la maison, Chaussette était introuvable. Michel et Carole savaient qu’il était certainement sorti par une fenêtre laissée entre-ouverte dans la cuisine. Alors que les enfants n’avaient pas encore déjeuné, Michel décida d’aller faire le tour du quartier pendant que Carole préparait le repas des enfants. Ce fut leur premier dimanche animé.
Michel fit trois fois le tour du quartier, sans succès. Il croisa au retour de sa recherche leur voisine toujours affublée de son vieux tablier. Elle n’avait pas vu Chaussette et cela lui semblait bien égal, occupé à poser son vélo alourdi par des litres mouvants.
Au retour, Michel fut assailli par ses enfants qui lui demandaient s’il avait retrouvé Chaussette. Il cernait la tristesse dans les yeux de ses enfants. Pour les rassurer un peu, il leur expliqua que Chaussette retrouverait sa maison sans peine avec un bol de croquette devant celle-ci. Qu’il fallait être patient ! Léa monta dans sa chambre pour pleurer, Lucas aussi peiné qu’elle fit de même. Michel rejoignit sa femme dans la cuisine. Il lui évoqua sa recherche infructueuse ainsi que sa rencontre avec leur voisine d’en face. Les jours passèrent sans Chaussette. Les vacances scolaires avaient commencé. Chaussette n’était pas encore totalement oublié. Son écuelle était toujours sur le perron. La famille supposait que Chaussette avait trouvé meilleur gîte ailleurs.
En ce jour du trente et un octobre, Halloween se prépare depuis seize heures. Carole habille et maquille Lucas et Léa. Ils trépignent d’impatience alors que Michel donne ses recommandations aux enfants. C’est la première fois qu’ils les laissent sortir seuls.
Léa est en jolie fée bleue avec des étoiles clignotantes dans sa robe. Elle tient dans sa main une baguette de fée lumineuse. Lucas, son frère âgé de deux ans de plus qu’elle, porte une grande cape noire. De fausses dents agrandissent sa bouche, rendant les canines de vampire proéminentes. Avant de les laisser partir à la conquête des bonbons, Michel demanda une dernière fois à Lucas de veiller sur sa sœur.
Lucas et Léa s’engouffrèrent dehors avec l’espoir de récolter un maximum de sucreries.
Une heure plus tard, Léa et Lucas se retrouvèrent devant la dernière possibilité d’obtenir des sucreries. Les enfants observèrent la vieille maison, en face de leur propre maison. Léa n’était pas rassurée alors que son frère avait bien vu que le rideau intérieur avait bougé. Il savait que la voisine était là. Il pensa que vu son âge, celle-ci ne résisterait pas à leur donner quelques friandises. Leurs paniers étaient pourtant bien garnis de toutes sortes de bonbons. Lucas s’avança sur le perron alors que Léa restait en retrait. C’était lui le grand-frère. Il devait tenir son rang. Étonné par l’ouverture de la porte d’entrée, Lucas recula d’un pas. Le sourire ridé de la voisine le rassura. Il lui proposa un sort ou des bonbons. Les enfants furent surpris, car c’était la première fois qu’une personne osait demander un sort. Lucas réfléchit très vite. Il demanda à pouvoir visiter la maison.
Depuis que le garçon avait emménagé, de la fenêtre de sa chambre, les jours pluvieux sans école, il observait la maison de l’autre côté de la rue. À dix ans, il se posait des questions quant à la vie de sa voisine. Il l’avait souvent vue entrer dans sa cave avec des bidons souples, sans jamais les ressortir pour les mettre au recyclage. Lucas était naturellement curieux, et cela l’intriguait fortement. Quant à Léa, naturellement timide, elle n’avait jamais osé saluer la voisine lorsqu’elle la croisait dans le quartier. Ses grands-parents, décédés avant sa naissance, Léa ne connaissait aucune personne aussi âgée. Le visage ridé, les mains tordues de la voisine lui faisaient peur. Devant cette proposition, Léa regardait Lucas avec désapprobation. Elle n’avait pas oublié l’interdiction de son père de rentrer dans une demeure. Lucas lui chuchota à l’oreille » de ne pas être aussi peureuse » Léa était vexée par ces mots. Elle lui dit qu’elle n’était pas peureuse, simplement timide. Pour les convaincre un peu plus, et sur un trait d’humour, la voisine leur proposa de goûter à son fameux jus de framboise à la langue de renard. Lucas s’engouffrait déjà dans la maison. La dame supplia Léa de rentrer, car le vent du Nord refroidissait sa demeure. Elle ne voulait pas que la jeune fille prenne froid. Léa entra à son tour et la porte se referma.
Il est dix-neuf heures. Carole s’interroge et interpelle son mari en lui expliquant que les enfants devraient être rentrés depuis une heure. Concentré sur un match de rugby, il n’a pas fait attention à l’heure. Il s’énerve en pensant que son fils n’a pas bien écouté ses recommandations. Sans attendre, il sort pour faire le tour du quartier. Alors que Carole patiente à la maison en espérant le retour de ses enfants. Le secteur n’est pas très étendu. Il s’attelle à faire le chemin que ses enfants ont pu faire. Il toque à toutes les portes pour interroger les voisins. Certains sont absents, mais ceux qui sont présents confirment avoir vu les enfants repartir plus loin dans la rue. Le quartier est agencé en boucle. Après leur maison, il n’y a plus que des champs. En longeant la route, le point de départ perpendiculaire à la route principale du bourg descend jusqu’à leur maison pour remonter vers la route principale. Michel se retrouve devant la dernière demeure du quartier, celle de sa voisine. Il regarde la bâtisse. Il y a de la lumière. Malgré l’heure tardive, il toque à celle-ci et attend en pestant contre son fils. Michel est inquiet. Dans un grincement amplifié par le calme environnant, la porte s’ouvre. Michel dit :
– Excusez-moi, Madame, je cherche mes enfants, Lucas et Léa. Ils faisaient le tour pour Halloween et ils ne sont pas encore rentrés. Sont-ils passés chez vous ?
– Vos enfants sont dans ma cuisine. Ils boivent du jus de framboise et grignotent quelques petits gâteaux !
– Mon Dieu, je suis soulagé. Je leur avais pourtant demandé de ne pas déranger les voisins. Depuis une trente minutes, je les cherche. Quel stress !
– Ils ne m’ennuient pas, au contraire. Un peu de jeunesse me fait bien. Puis-je proposer à votre famille de venir déguster ma soupe de potirons ? Nous ferons connaissance autour de ma spécialité. Demandez à votre femme de nous rejoindre. Faites-moi ce plaisir !
Les enfants qui avaient reconnu la voix de leur père le supplièrent d’accepter. Michel regarda son fils avec sévérité. Il était fâché contre lui. Mais devant l’insistance des enfants, il accepta et alla chercher sa femme. De retour chez lui, il expliqua à Carole où était les enfants. Il lui fit part de la demande de leur voisine. Carole trouvait l’attention sympathique. Elle était rassurée de savoir les enfants au chaud et à l’abri. Michel respira un grand coup, sa femme revêtit sa veste pour se rendre chez leur voisine.
À 21 heures, toute la famille est installée autour de la table dans la cuisine. Un vieux poêle à bois supporte une imposante marmite fumante d’où les senteurs de potirons et de cannelle s’évadent. La soupe est prête. La dame âgée transvasa la marmite dans un potiron évidé. Elle le posa au milieu de la table et fit le service en demandant aux enfants de faire attention, car le breuvage était bien chaud. Dès la première cuillère, Carole demanda la recette de cette soupe. La voisine lui dit :
– Je veux bien vous donner ma recette, mais malheureusement, elle se trouve à la cave. Depuis quelques années, je ne vois plus très bien, surtout dans la pénombre. Par contre, si vous m’accompagniez, je peux vous indiquer où mon précieux carnet se trouve.
– Allons-y, je suis impatiente d’en connaître les ingrédients, c’est un tel délice !
Carole suivit sa voisine qui lui indiquait un vieil escalier abrupt qui menait à la cave. Se sentant plus à l’aise, Michel se rendit dans l’entrée. En traversant le couloir, une photo l’avait fortement intriguée. Michel scruta la photographie de près. Il s’agissait de la vieille dame lorsqu’elle devait avoir environ vingt ans. Le nez presque sur le verre, Michel essayait de lire une petite inscription en bas à droite de celle-ci. Il parvint à décrypter une année. Dix-huit cent quatre-vingt-dix. Étonné, Michel décrocha le cadre, oui il avait bien lu. Michel chercha une explication plausible. Après réflexion, il en déduit qu’il devait s’agir de la grand-mère de sa voisine. Soudainement, un fracas remonta de la cave. Il courut vers l’escalier la photo toujours en main, et s’écria :
– Quelqu’un est tombé ?
– Non, tout va, Michel. C’est juste un carton qui s’est renversé !
– Carole ? Tu es sûr, tu as une drôle de voix !
Michel criait à ses enfants de rester à l’étage alors que ceux-ci étaient déjà en bas des marches. Avec l’ardeur de sa jeunesse, Lucas ouvrit la porte. Léa et Lucas s’engouffrèrent dans cette cave mal éclairée. Un autre bruit plus long cette fois-ci, pling ; flong ; bang. Michel entendit soudainement la voix étouffée de ses enfants qui le suppliait de venir les aider. Michel se sentait pris d’une peur réelle. Il entendait clairement sa fille le supplier de venir la délivrer. Michel en descendant les marches criait » j’arrive les enfants, j’arrive ! »
Il manqua de peu de se casser la figure, ouvrit la porte et découvrit sa femme pendue par les pieds avec un bâillon sur la bouche. Elle gesticulait comme un ver dans une pomme. Ses enfants dans la même position sans bâillon hurlaient de terreur. Leur visage rougit par l’afflux de sang dans la tête. Michel avait du mal à voir les détails de la cave tellement la lumière était terne. Il avança au milieu de la pièce alors que la vieille femme sortit du fond de la pénombre, à moitié cachée par une pile de tonneaux en plastique. Elle lui dit :
– Oh ! Michel, je suis confuse. Tous ont marché sur d’anciens pièges. Je les ai fait installés pour les voleurs. Lorsque je m’absence, je suis plus sereine. La prudence, vous savez, hum !
– Et le bâillon, il est arrivé tout seul dans la bouche de ma femme ?
– Non, mais les cris de votre femme amenuisent ma force. Je voulais la libérer, mais je suis trop vieille. Je n’ai plus suffisamment de capacité physique pour la détacher !
Michel saisit Carole par les hanches lorsqu’un de ses pieds se déroba violemment. Il se retrouva pendu au niveau de sa cheville comme un animal à l’abattoir, la tête à l’envers. Michel criait toute sa rage. La dame, d’un pas alerte, s’avançait vers lui avec un sourire lugubre. Elle riait si fort qu’une pile de tonneaux s’effondra derrière elle. Elle lui dit :
– Oh ! je suis soudainement heureuse. Je ne pouvais rêver mieux comme instant., je vous remercie. Je vais enfin retrouver ma jeunesse ! Vous pouvez crier tant que vous voulez, la pièce est insonorisée. Je suis peut-être vieille, mais pas stupide. Michel, depuis le jour de votre arrivée, vous me regardez avec mépris. Je suis âgée, pas aveugle. Ne répondez pas Michel, au risque de rajouter à votre mépris, le mensonge. Ce ne serait pas un bon exemple pour vos enfants, en êtes-vous d’accord ?
– Oui ! Je suis d’accord avec tout ce que vous voulez, mais relâchez-nous, par pitié !
– Et voilà maintenant la supplication. Classique dans ce genre de posture. Michel, votre femme pleure, certes et pourtant elle se tient avec élégance. Je me demande bien pourquoi. Avez-vous une idée?
– Parce qu’elle a bâillon sur la bouche, sorcière !
La vieille femme sortit de son tablier, un foulard fin et noir. Michel s’agitait comme un rôti mal ficelé. Il envoyait son pied mobile vers sa tortionnaire. Le calme revint naturellement dans la pièce lorsqu’elle parvint à bâillonner Michel. En le regardant dans les yeux, l’expression concentrée, elle lui dit :
– Michel, vous allez me permettre de rajeunir de cent trente années. Je vous ai vu regarder ma photo avec insistance. Votre pragmatisme n’a pas voulu croire en ce qu’il voyait, n’est-ce pas ? Je sais lire ce que vous ne dites pas. J’ai assez d’expérience de vie. Ce que vous allez vivre est simplement votre fin. Quant à moi, cela sera un renouveau, une renaissance, un rajeunissement. Je vous remercie pour votre contribution même involontaire ! j’oubliais, je crois que cela vous appartient. « Chaussette », c’est bien ça son petit nom ? Dites-moi, vous me prêteriez encore un peu son apparence tigrée ? Que c’est bête, un peu d’herbe à chat, et il vous suit comme un poisson appâté par un ver. Mais finalement pas plus que les humains. Je vous ai fait venir grâce à vos enfants. C’est votre herbe à chat ! le temps file, j’ai à faire avant minuit. Je vais clore cette discussion-là. Un dernier mot. Plus vous serez calme, moins vous souffrirez !
La petite vieille revint du fond de la cave avec une longue lame. Avec autorité, elle trancha la gorge de Michel. Elle positionna un bidon de vin de cinq litres sous le filet de sang qui jaillissait de sa carotide. Elle fit de même avec le reste de la famille. Les bidons remplis, elle les installa un par un sur la table de sa cuisine. Une bûche plus tard dans la cuisinière à bois, elle remit la marmite remplie d’hémoglobine à bouillir. Elle ramassa sa photo pour la caler sur le vieux clou dans son entrée. Elle pensa :
» Vingt-trois heures trente. « Juste le temps de laisser mijoter. » Du tiroir du buffet, elle choisit une langue séchée de renard puis elle sortit de sa poche de tablier, le corps desséché de Chaussette. Elle racla les globes oculaires avec une petite cuillère, arracha une petite quantité de poils tigrés et jeta le tout dans la marmite.
Vingt-trois heures quarante-cinq. La marmite commençait à bouillir. Elle y ajouta deux bâtons de cannelle.
Vingt-trois heures cinquante-huit. Elle se servit une louche de potage. Le regard vissé vers l’horloge, elle s’installa à table.
Vingt-trois heures cinquante-neuf et trente secondes. Elle entama la formule magique avec lenteur. « Que la pleine lune soit avec moi. Que l’hiver des esprits retournent à la terre ! Que le printemps de mon être, bourgeonne ! Jeunesse pour un siècle, je reste ! »
Minuit. Goulûment, elle porta le nectar de jeunesse à ses lèvres et en but une gorgée. Un éclair apocalyptique illumina toute la maison, les murs tremblèrent. Le sol se souleva. La vieille dame grossissait, maigrissait en un instant, un cri strident acheva le rituel. La dame disparue alors qu’un miaulement timide retentit sous la table. Un chat tigré aux pattes blanches, les pupilles dilatées d’agacement, s’installa sur une des chaises. Entre deux miaulements, l’esprit de la vieille dame dit : « Suis-je bête, j’ai oublié d’ajouter le bec-de-corbeau. Adieu jeunesse ! »
On n’entendit plus jamais parler de la petite vieille qui ramenait à vélo de drôles de bidons toujours au nombre de trois. Quelques mois plus tard, sa maison fut vendue. Les nouveaux propriétaires eurent pitié du chat tigré à pattes blanches qu’ils trouvèrent à leur arrivée. Depuis le chat se prélasse sur un pouf confortable au coin du foyer de la cheminée en ronronnant. Il attend patiemment la prochaine pleine lune qui tombera le jour d’Halloween.