– Qu’est-ce que cette ville ? Je marche, les trottoirs sont gris, les maisons aussi, et enfin, c’est quoi ces panneaux crayeux. Aucune inscription, pas de nom de rues, sur les boîtes aux lettres juste un rectangle blanc. Pas d’habitants ? Tiens un gamin qui vient, donc il y a de la vie, quand même !
– Bonjour, Monsieur, vous êtes perdu ?
– Perdu, je crois ! Peux-tu me dire le nom de cet endroit ?
– Il n’en a pas, pas encore !
– Comment ça ? Pas encore ! Et pourquoi, il n’y a que des plaques blanches fixées aux demeures, pas de rues, pas de repères, alors !
– Si, venez, ma maison n’est pas loin. J’ai une solution pour ça!
Je le suis, alors que je l’observe courir et s’impatienter de ma lenteur à trois pas. Il a l’air d’avoir six ou sept ans, un corps flou. Il faut que je change de lunette, la presbytie, les contours sont nets, mais l’intérieur est flou. Je ne sais même pas comment je me suis retrouvé à marcher sur cette route. Je dormais, un appel téléphonique m’a annoncé que j’avais gagné un voyage, un truc comme ça ! “ Vain Dieu, je perds la boule ! “
– Eh! Gamin attend, je ne marche pas aussi vite. Mon âge pèse sur mes pas, et mon souffle, il faut que je m’assoie un instant. Gamin, je n’ai jamais vu de banc, gris, et puis il n’y a rien de rien, sais-tu, pourquoi ! Quel est ton prénom?
– Aucune idée, monsieur. Je m’appelle Tim ou Fils. Mais Gamin, ça me convient !
– Comment ça peut t’aller, tu changes de prénom, suivant celui qui te nomme ?
– J’sais pas et vous, vous avez un petit nom ?
– Alphonse Klein de son état et dans son état, Gamin ! Fermier dans un drôle d’état, usé par un dur labeur ainsi que de longues années d’acharnements.
– Qu’est-ce que c’est : » acharnement » ?
– C’est lorsque tu essayes de faire bien et que rien ne va complètement, mais que ça peut aller quand même si on laisse la perfection à d’autres ! Dis-moi que quelqu’un vit autour de nous. J’ai l’impression d’être abandonné au milieu de nulle part, ça me rappelle quelque chose de désagréable ! Je sais, tu vas me conduire à la mairie, ils sauront m’indiquer le chemin de retour vers mon bourg !
– La mairie ? Je ne sais pas où elle est !
– Ne me dis pas ça, Gamin. Il y a toujours une mairie dans un village, une église, ça te parle ? À ta moue, je comprends que non ! Rien pour se repérer, alors !
– Bougez pas, je reviens !
Le Garçon court vers une ruelle éloignée, il disparaît. Je me sens fatigué. Les arbres, le ciel, tout est gris dans cet environnement. Mes vêtements sont bigarrés. Je porte un pantalon bleu avec des bretelles brunes, des chaussures épaisses noires et une chemise à carreaux rouges et blancs. Je n’ai pas le souvenir de mettre habillé avec un aussi mauvais goût. Pas d’oiseaux dans le ciel, pas de chiens ou chats. “Où suis-je, vain Dieu ? “ Je vois une ombre maigre comme une petite affiche courir vers moi. Le Gamin de retour tend sa main et l’ouvre.
– Oh des crayons de couleur !
– Ouais et aussi des feuilles blanches pour dessiner !
– Gamin, je, ne sais pas. Je n’ai jamais su écrire ou dessiner !
– Pas grave, moi, je sais, les deux !
– Enlève-moi ces feuilles blanches! Je ne supporte pas le rien, ni le tout !
Je les frotte, j’essaye d’effacer leur immaculée blancheur.
– Le tout de quoi ?
– De la vie, de son chemin. J’ai honte, Gamin !
– Ce n’est pas grave de ne pas savoir, ça s’apprend !
– Non, avec mes soixante-dix ans passés, je ne crois pas. J’en suis incapable ! Tu sais au sortir de la guerre dans un petit bourg Alsacien, ballotté entre le français et l’allemand, restait plus que l’alsacien pour résister. Et à l’assistance publique, je n’ai appris que les coups de règles sur les doigts, les torgnoles et les oreilles tirées jusqu’à les agrandir devant ces feuilles blanches sur lesquelles je ne pouvais dessiner un mot. Je n’ai jamais compris alors que parler suffisait pour être compris. J’ai quitté l’école à quatorze ans, lorsqu’une tante éloignée m’a retrouvée et m’a embauchée, si je puis dire, dans sa ferme. Elle était veuve, et avait beaucoup de travail . Alors j’ai fait sans compter. De l’aube à la tombée de la nuit. Je me suis forgé en homme grâce au travail manuel. L’écriture, je n’en ai jamais eu besoin. Je savais un peu compter, lire quelques mots, et si je devais écrire, j’utilisais des stratagèmes pour m’en sortir. Parfois, ça marchait, parfois, non ! Toi, tu sais plus, je te laisse faire !
– Je sais écrire et dessiner, mais je ne sais pas à quoi ressemble une mairie, ou une église. Il faut m’expliquer. Si, je prends une couleur, vous m’expliquez comment la dessiner, je peux y arriver!
– D’accord. Trace un carré d’abord. Voilà, remplies-le, de brun. Tu continus en traçant un carré plus petit dans le centre que tu laisses vide. Ce sera la fenêtre. Un rectangle jusqu’au pied de la maison pour la porte et au-dessus, horizontalement, un rectangle qui nommera l’édifice. Un grand triangle pour la toiture et des demi-ronds pour les tuiles. En rouge les tuiles ! Gamin, tu viens de dessiner une maison, ta première. Maintenant, on va la nommer : au-dessus de la porte, tu écris « MAIRIE ! » C’est parfait, reste plus qu’à la trouver. Quand penses-tu ?
Le gamin se lève tout heureux, alors que je ne peux détacher mon regard de la blancheur des feuilles posées sur mes genoux. Je ne peux m’empêcher d’effacer avec ma main, cette couleur. Un souvenir amer crispe mes traits d’expressions.
– Ça ne va pas, Alphonse ! Vous faites une drôle de tête !
– Ce n’est rien, juste un mauvais souvenir. Viens, on va trouver cette mairie et puisque tu écris bien, on pourrait donner des noms à ces boîtes aux lettres et aux rues !
– Chouette, je peux alors !
– Bien sûr, ce n’est pas parce que je ne sais pas, que tu n’as pas le droit, puisque personne n’y a pensé avant toi !
Le Gamin court d’un trottoir à l’autre. Il écrit de couleurs différentes des noms aussi particulier que son imagination. Les noms sont verts, , jaune, rouge, violet. Tant de couleurs que ça illumine un peu ce village. Sur les carrefours des allées, je le porte comme je peux, pour qu’il puisse écrire le nom des rues. Il me demande conseil, et avec ma connaissance des bâtiments, je lui indique la rue de L’Église, celle du Centre. Devant une bâtisse, je m’arrête. Je réfléchis, et lui dit :
– Ici, c’est la Mairie. Tu vois Gamin, la grande pancarte rectangulaire vide, c’est la représentation du lieu où le maire gère le bourg. Il reste à grimper là haut dessus. Il nous faudrait une échelle pour pouvoir l’écrire. Ce banc, devant l’entrée ne nous permettra pas de l’atteindre.
Ça doit bien faire deux heures que je déambule avec ce trublion heureux. Il semble me donner un peu de sa jeunesse sans le savoir. Mais quelque chose me chiffonne. Ce n’est pas lui, c’est son apparence. Je lui demande de s’asseoir.
Je veux l’observer de plus près. A mes côtés, je constate que son pull est jaune pâle, pas plein, il me semble. Je lui demande son crayon jaune et lui demande de ne plus bouger. Il obtempère sans sourciller. J’appuie la mine sur son corps et j’emplis son torse, ses bras. Ça y est, j’ai compris. Il n’est pas complet ce gamin, pas fini, pas définitif.
Soudainement, excité comme un enfant, je me lève. Je lui demande son crayon bleu pour tracer les traits de son pantalon de manière plus nette. Le rose, pour compléter la profondeur de ses joues, de ses mains. Le brun pour les cheveux, et lorsque j’arrive à ses yeux bleus, je constate qu’ils n’en ont pas besoin. Je le regarde, il me scrute.
Il y a quelque chose de différent entre nous. Je compare, cherche les points identiques. “Qu’est-ce qui cloche ? “ Sur le banc, Gamin est tout sourire, silencieux. Il me regarde, comme si j’étais son père.
– Dis Gamin, tu peux dessiner un chien ou un chat ?
– Si tu m’expliques comment faire, je peux y arriver !
Avec concentration et application, il suit mes explications.
– Quelle couleur veux-tu, pour le mistigri, et le canidé ?
Lorsque j’observe mes jambes, je constate que mon pantalon est désormais rouge, ma chemise est noire. Je n’ai plus de bretelles et plus de lunette. Une légère vibration envahie mon corps, presque imperceptible.
– Tu rajeunis Alphonse, comment tu fais ça ?
– Je ne sais pas Gamin, mais viens, on continu. Là, les arbres, le tronc rempli-le de brun. Les feuilles en vert. Tu peux dessiner les façades des maisons. Elles auront plus belle allure. Tu apprends vite, c’est bien. Dans le ciel, deux traits, une pointe. Un oiseau, c’est beau. c’est une bonne chose que tu sois venue à ma rencontre. Je viens de comprendre. C’est comme un mélange à créer, entre le dessin et un film de pâte à modeler !
– Un film d’animation Alphonse, c’est comme ça qu’on appelle la pâte à modeler qui bouge en film.
– Tu as raison, un film d’animation. Je suis l’animation et toi un dessin sur la planche de ce village. Quelle belle coïncidence ! Viens, on va remplir l’ensemble de toutes les couleurs qui existent, et créer notre chemin. On verra bien, où il mènera !
Ils longèrent les rues, enfin Alphonse osa prendre une couleur pour agrémenter d’un trait de couleur ce qui l’entourait.
Il n’avait plus envie de sortir du bourg. Et bien qu’il connaisse l’usage de la gomme, il tut sciemment ce dessin au gamin. Il voulait que sa route soit longue, colorée, emplie de jeunesse et de vie aux mille teintes. Le gris H2B derrière lui, désormais.
Elle promet d’être belle !
