Vous pensez qu’un bébé ne comprend rien ? Détrompez-vous. Le nourrisson à peine sorti du ventre de sa mère reconnaît ses parents. Il est capable de ressentir les choses, de voir, de comprendre. C’est ce qu’il m’est arrivé, alors que je pleurai tout juste sorti de la maternité, à travers le babyphone. Cette nuit-là, j’ai pleuré, puis hurlé jusqu’à devenir violet. Lorsque mes parents ont accouru devant mon berceau, affolés, je me suis tu. Un instant pas plus. Je voyais, eux non ! Une entité noire s’est intégrée dans le corps de ma mère et l’a fait agir, jusqu’à l’abomination. Elle s’est changée en bête folle et cruelle, dotée d’une force herculéenne. Elle a bondi à la gorge de mon père avec ses ongles. Elle l’a tailladé, lacéré, puis elle lui a crevé les yeux. Je hurlais pendant que mon lit s’imprégnait de ce liquide visqueux, rouge et chaud.
À travers les barreaux, mon père au sol régurgitait des flots de sang. Il essayait de lutter, mais un cintre cassé avait achevé le travail. Les cheveux longs et roux de ma mère changeaient irrémédiablement de couleur. Elle poussait un cri venu d’outre-tombe. Elle clamait que demain à l’aube du quatrième millénaire, tous les nantis enfermés dans leurs caveaux sortiraient pour investir la vraie planète des douze Exos. Entre ciel et terre, le carcan serait intérieur, afin que les âmes meurtries goûtent au sang de la vie et qu’elles choisissent pour l’éternité leurs chairs de teneur.
Le souvenir de la dernière image est vague. Ses bras, pourtant frêles, levés au-dessus de la tête, le cri. La force qui descend, la pointe qui traverse la chair. Une douleur, une expiration. Et enfin le calme. L’entité était partie comme elle était venue.
C’était le treizième jour de ma vie sur terre. Après les services sociaux m’ont placé à droite et à gauche. Je m’appelle Lucas, je suis étiqueté autiste, parce que je ne parle pas, je n’interagis pas, mais je pense. Soyez sûr que je pense lorsque je regarde par la fenêtre le ciel bleu. Je sais que les Exos, sont autour de moi. Elles viendront un jour se relier aux intras.
Entre mon quinzième jour et mes trois ans, j’ai été placé dans une famille d’accueil qui n’a jamais rien compris à mon mutisme. Ils étaient déroutés par mon silence, par mes crises d’agacement, de violence envers moi-même. À l’école maternelle, un camarade, fier de lui, m’a touché sans m’avertir alors je me suis mis à crier, et comme une attraction soudaine, j’ai foncé à toute vitesse la tête en premier dans le mur de l’enceinte de la cour de récré. J’ai terminé avec cinq points de suture à l’arcade sourcilière. Ma mère à temps partiel était horrifiée à chacune de mes crises. Au bout du compte, ils ont lâché l’affaire, et moi avec.
Ensuite, je suis allé dans une autre famille jusqu’à mes sept ans. Ils se nommaient les Manchefers, Jacques et Madeleine. Ils avaient un problème plus grand que le mien pour le coup. Pourtant, les services sociaux avaient confiance. Un paramètre de drogue bien caché avait achevé mon silence dans une apathie définitive, semblait-il. Un soir, le pétard au bec, dans l’autre, le verre de vodka. La guerre de qui est le plus dominant ou dominateur avait suffi à expulser la rage d’être contraint qu’ils sentaient au fond de leur esprit. Moi, au milieu du salon, j’ai vu puis j’ai subi. Discrètement au début, et au fil des jours, sans vergogne puisque personne ne disait rien.
Jusqu’à ce jour ou dans une folie mesurable en degré d’alcool, les coups se sont faits d’une violence innommable. J’étais un punching-ball si docile, sans cris, sans réaction. Une poupée de chiffon pour se défouler, jusqu’au craquement de mon radius suite au levage de Jacques pour m’envoyer contre le mur de la pièce. Le traumatisme crânien aux urgences avait décidé de mon chemin jusqu’à ma nouvelle famille. Les Platt.
C’est à la suite de cet événement que le pédopsychiatre qui essayait de me sortir de ma torpeur avait posé son diagnostic. Autiste, voilà, pas bête, juste autiste !
Autiste, la belle affaire. Un livre, je l’intégrais en une lecture. Mon cerveau calculait rapidement les résultats. Malgré ma sensibilité à fleur de peau, en douceur, Jane a réussi à entrer dans mon regard et à communiquer sans mots. Michel, plus masculin dans son approche et sa méthode a trouvé le point de confiance à travailler pour me libérer un peu de mon carcan. Les encouragements, toujours en coupe de vainqueur. J’ai réussi à m’ouvrir. Les crises se sont espacées, sans être parfaitement stables. Il y avait véritablement un mieux-être intérieur. C’était déjà beaucoup. Sur les traits de mon visage, parfois un coin de ciel apparaissait lorsque je sentais ce sentiment de sérénité.
Mais, mon inquiétude, elle était perpétuelle, permanente prégnante comme une seconde peau. J’avais tout retenu, jusqu’au degré du sang qui gicle sur ma peau. La température de l’entité qui voyage, froide, certaine de son choix. Toutes les nuits, elles sont encore là. Plus je grandis, plus elles sont nombreuses. De jours, comme de nuits, je reste inquiet lorsqu’une s’insinue dans le corps d’un voisin, d’un camarade, de mes parents. Certaines sont gentilles, plus claires en lumière alors que les sombres me font hurler tout de suite. D’ailleurs, elles n’aiment pas ma voix stridente. Je crois que c’est le truc pour qu’elles aillent embêter quelqu’un d’autre. Pourtant, jamais je n’ai senti une entité entrer en moi. Je crois qu’elles ont peur de ma particularité. Elles ont compris que je les vois.
Au mois d’août 2008, les cartons ont été chargés dans le camion de déménagement. La nouvelle maison qui sentait la peinture fraîche, le jardin en terre et cailloux retournés. La nouvelle école, le village de Pfaffenhoffen, nom imprononçable pour mes difficultés de dictions. Je ne parvenais qu’à prononcer Pfpfofen. Aujourd’hui, j’ai douze ans. Je suis élève dans une section spécialisée dans la prise en charge des cas comme moi. Intelligent, mais pas adapté au système classique de l’éducation nationale. Trop intelligent aussi. La physique, la chimie, les équations, leurs résolutions, c’est comme un mécanisme dans ma tête, des rouages qui tournent jusqu’à que le coffre-fort s’ouvre sur la solution. En un dixième de secondes, je déchiffre, analyse, et revendique un résultat silencieux qui reste bien au fond de mon cerveau. Je ne vous ai pas dit. J’habite en face du numéro treize de la route de Strasbourg. De la fenêtre de ma chambre, j’ai une vision parfaite sur la façade délabrée de cette immense maison abandonnée qui respire les Exos. Ils m’appellent la nuit pour que je les aide à résoudre l’équation qui leur permettra de retourner en chair et vie. J’ai déjà compris pourquoi, ils sont coincés. Pourtant, je fais tout pour qu’ils ne s’immiscent pas dans ma tête. Je n’ai pas confiance en eux, alors qu’ils me supplient. Ce n’est pas du regret qu’ils expriment, c’est de la haine. Ils croient que je n’ai pas de mémoire, alors que je n’ai rien oublié du treizième jour de ma vie. ( à suivre).