Le retour du smilodon
Le bateau du capitaine Ionas rentre au port de Mytronos, une île des Cyclades en Grèce.
Ici, les chats sont libres d’aller et venir à leur guise, ils ont passé un pacte silencieux avec l’homme. Les pêcheurs leur assurent le repas, contre l’élimination de rongeurs destructeurs.
Les chats l’attendent comme tous les jours.
Sauf que depuis deux jours, ils ne miaulent plus. Sur la jetée, seul le vent casse les vagues sur les rochers.
Amarré, il appâte le chef de la bande. C’est un chat tigré à l’oreille abîmée, le seul à être couché sur le muret d’une maison. Tapis dans sa solitude, il ne daigne même pas tourner sa tête ronde vers l’anchois que Ionas lui tend.
Le tigré sort de sa torpeur et rejoint le groupe, il est le chef malgré son indolence native.
Une vingtaine de chats de toutes couleurs, tachetés rayés, unis, bicolores et tricolores, mâles, femelles ont le regard vers le lointain de la mer Égée.
Assis, patients, les pupilles grandes ouvertes assombrissant leur regard d’opaline sur la surface bleue de la mer.
Le vent se fait plus fort alors que Ionas décharge sa pêche. Déjà, les habitués attendent avec leurs cabas pour acheter leur repas de midi.
—Vous ne voulez pas de poisson aujourd’hui ? Vous êtes des ingrats.
Ionas se retourne intrigué par l’attitude des chats vers l’horizon. Au loin, un nuage se forme, mais il se rapproche vite, très vite. Il prend une forme particulière, mais avec le soleil levant Ionas à du mal à distinguer ce qu’il voit. Plissant les yeux, les rayons du soleil courent sur la hauteur des vagues, il croit discerner une forme, d’abord une tête grande, un corps imposant, et plus le nuage se rapproche, plus les traits sont nets.
À moins d’un mile de l’île, Ionas comprend ce qu’est la forme qui avance lui.
Il lâche subitement sa caisse de poisson qui s’étale sur la pierre. Il n’en croit pas ses yeux alors que tous les chats gonflent leurs poils, il crie :
—Le retour du smilodon ; c’est le retour de smilodon !
Les villageois surpris eux aussi scrute le nuage qui vient vers l’île.
Les chats sont hypnotisés. Les traits sont désormais nets, une tête ressemblant à celle d’un lion, des oreilles légèrement pointues, des canines en forme de sabre, un corps musculeux, un pelage feu.
La bête court au-dessus de la mer vers le rivage.
Un cri, un deuxième. La terreur s’empare des habitants qui fuient laissant toutes leurs affaires sur place.
Le smilodon pose une patte sur le ponton alors que les chats recule en rampant. Une deuxième patte couleur fauve, les chats se relèvent. La troisième patte, les chats se prosternent. La quatrième patte, les chats baissent la tête vers le sol dans une posture de recueil et d’allégeance.
Ionas, caché dans sa cabane de pêcheur située en face de la jetée, observe à travers un jour entre les lattes de sa porte. Le smilodon lève la truffe, hume l’air en retroussant les babines. Ionas ne sait plus quoi penser “ les Dieux grecques nous ont jetés un sort !”
Il se souvient qu’à dix ans son grand-père lui avait raconté le retour du smilodon. Dans sa mémoire, le souvenir est flou, il se concentre pour se rappeler. Oui, il m’avait dit “ le silence des chats annoncera le retour du smilodon. Il reviendra pour apporter la vie éternelle aux chats en échange du dernier-né du mâle dominant.
Le smilodon émet un feulement qui fit taire tous les volatiles. Il s’avance vers le chat tigré à l’oreille amochée.
—Toi, regarde moi !
Le tigré redresse la tête, alors que son corps s’aplatit plus encore.
Les canines du smilodon raclent le sol alors qu’il cherche le regard du chat tigré.
—Montre-moi et vous aurez la vie éternelle !
Le tigré cracha :
— Nous l’avons déjà !
—Faux avorton ! Tu n’as que neuf vies, pas une de plus, alors, montre-moi !
Le chat tigré n’ose pas répondre, avec prudence, il se met sur ses pattes, regarde autour de lui. Il semble chercher une échappatoire, mais fait demi-tour vers le village et commence à trottiner, le smilodon fait deux pas alors que le chat en fait douze.
Ionas bien que terrifié, ouvre discrètement la porte et les suit.
Ils remontent les habitations. ” Mais où vont-ils ?“
Passant à travers un labyrinthe de balcons, de terrasses et de ruelles, ils se dirigent vers le point le plus haut de l’île.
Ionas croit entendre le dialogue entre le chat et le smilodon. Un regard vers la jetée lui fait comprendre que les autres chats n’ont pas bougé.
Le smilodon rugit alors que le tigré se faufile sous une porte de grange. Une minute plus tard, le tigré revient avec son dernier fils.
C’est un chaton noir, qui n’a pas encore les yeux ouverts. Il agite les pattes alors qu’il est coincé dans les mâchoires de son père.
—Pose-le !
Il s’exécute et recule.
—Pourquoi ? Smilodon, tu es un félidé comme nous ?
—Tigré, je viens du fond des âges prendre ton dernier-né. Dans ses gènes, la survie du smilodon y est inscrite. Vous qui savez si bien domestiquer l’humain. Une fois que nous aurons compris votre secret. Votre don a hypnotiser l’humain afin d’être libéré de toute obligation de chasse, nous reviendrons faire de même. Mais soi heureux, tu es immortel à présent. Nous nous retrouverons tigré !
Le smilodon renifle le chaton, les vibrisses en avant, et d’un coup de griffes soulève le chaton, il ouvre la gueule, referme délicatement la mâchoire et repart vers le large dans un voile de brouillard.
Ionas sort de la bute de pierre où il s’était caché. Le tigré encore sur ses gardes, crache. Les oreilles en arrière, gonfle les poils, ordonnant à Ionas de ne pas l’approcher.
—Ok, tigré, je te laisse tranquille. C’est toi qui l’a fait venir, n’est-ce pas ?
Le tigré ferma les paupières à moitié, tourna son corps souple vers la jetée, avec sa prestance de chef, il rejoignit son groupe.
Ionas comprit qu’il n’aurait jamais de réponse à sa question, car lui n’est pas immortel.