Ils me tâtent, me poussent. Ils veulent que j’avance dans cette case. Ils referment sur mon postérieur, cette froide porte. L’autre tâte mon cou, jaugeant la quantité de chair. Un coup de bâton sur mes vertèbres sacrées, je ne crie pas. Mon regard cherche une échappatoire. J’ai bien vu que mon comparse devant, est allongé, inerte.
L’intrigue angoissante semble venir du ciel. Je cherche la guillotine qui va s’abattre. Un instant de panique, je veux reculer, je ne peux. Un effluve distinct parvient à mes naseaux. L’odeur putride de la mort, acide comme un souvenir qui pique jusqu’aux coins des yeux. J’éteins une larme sur la paille, loin de mes sabots. Je suis encerclé, enchaîné de toute part. Ils me regardent, ils rient à gorge déployée. Le sourire satisfait. Que vont-ils faire, me faire ? Une sensation de froid entre mes deux cornes s’insinue, avant l’explosion interne. Un bruit fracassant inonde mon crâne. Je suis ! Je ne suis plus !
Ma patte arrière gauche soulève mon corps vers un ciel de rails bruissant en chaîne. Mon Dieu, que font-ils ? Ils pensent que je ne suis plus, alors, que je suis juste sonné, point maté. La vision inversée, mes pattes écartelées, un bruit constant me torturent l’oreille. La scie circulaire ignore ma peur auditive. Un réflexe m’agite, mon sabot droit s’affole. L’élan du mouvement me rend semblable à un bœuf fou.
C’est une lame ronde qui me tranche en deux parts égales. Corps impur en deux morceaux, désormais, sans fondement. Supplice médiéval d’impureté religieuse.
Verticalement, ma droite s’éloigne de ma gauche. Ils me dépècent, lacèrent mes viscères, s’acharnent sur ma chair. Ils me coupent en petits morceaux. Je suis dépareillé. Un carré à droite, une tranche, à gauche. Chacun y va de sa lame personnelle. Leurs couteaux me cisèlent en petites tranches, en gros cubes. Mes viscères dans le récipient noir, ma graisse blanche jetée avec empressement dans une poubelle remplie de mouches, de gras sanguinolent, de vies éparpillées, dépareillées. Où suis-je ? Je ne sais plus qui je suis ! Mon Dieu ! qu’ont-ils fait ? Ils n’ont pas entendu que dans mes yeux, là ! dans mon regard, les veines de ma vie, palpitent encore. Je ne suis pas qu’un être de chair. Je suis une âme, autrefois humaine.
Comprendront-ils un jour que l’âme ne choisit pas son enveloppe de réalité ? Autrefois j’étais homme. Je les entends rire devant leur steak et s’exclamer : « J’aime le bœuf ! »
« Imbéciles heureux ! » vous êtes à cet instant. Votre âme fera le même chemin que la mienne. Il n’y a que l’homme qui sait ignorer consciemment son propre voyage immatériel.
Que fait-il ? C’est un soldat. Il me contraint, le fusil dans le dos, à avancer malgré mon épuisement. Mes collègues décharnés, dépouillés, tanguent de lassitude. Jusqu’à l’usure, il m’oblige à entrer dans cette pièce. Placé en ligne, l’homme en blouse blanche s’arrange des cris à venir. Un contrôle physique d’épaisseur de chair, un fond de l’œil, ouvrir la bouche. Un regard échangé puis la pince s’engouffre dans ma cavité, extirpant de force, ma dent en or. Un filet de sang jaillit, j’avale. « C’est mon sang ! » Le regard satisfait du soldat blanc, jetant ma quenotte dans l’écuelle froide dont le souvenir tympanique à cet instant n’a rien d’audacieux.
Deux soldats bien au chaud nous séparent. Alors que la nuit englobe nos yeux fatigués de toutes larmes, de toutes envies, de tous horizons. Les femmes d’un côté. Les hommes de l’autre. Seuls, les enfants geignent. Mon Dieu ! Qu’ont-ils fait ? Ce sont des lascars, des assassins sans scrupules. La porte s’ouvre. Un officier bien élevé, bien habillé, bien castré, bien armé m’ordonne de le suivre. À petit pas, je le devance, bien las.
Entre deux baraquements, il a décidé de faire valoir son autorité aux yeux de tous. M’obligeant à me mettre à genoux, la tête baissée vers le sol. J’attends que le couperet tombe. Il n’y a pas de guillotine. Le canon froid de sa carabine se colle sur mon crâne. Un fracas résonne jusqu’au fond de mon âme. Filets de sang violemment expulsés, ma cervelle s’étale sur cette terre battue d’un camp concentration. Dieu qu’a-t-il fait, qu’ont-ils fait ?
Mon cœur et mon corps dépareillés de tous ses attributs, découpés en petits morceaux, balancés dans une fosse. Ma chair à droite, mes os à gauche. Mes souliers troués, enterrés dans un pseudo-caniveau. Mes cheveux rasés, tassés avec ardeur dans un baluchon. Je n’ai plus rien à offrir, plus rien à donner .
Comprendront-ils un jour que l’âme ne choisit pas son enveloppe de réalité ? Autrefois, j’étais lièvre nourrissant leurs panses. Je les entends rire devant mon corps démembré et crier : « Eines weniger! »
Il me reste le chemin d’un siècle pour retrouver un corps qui peut-être ne souffrira plus autant. Combien de douleurs inutiles, l’homme est capable de s’infliger et d’infliger aux vies qu’ils croisent avant de comprendre le sens profond de sa raison d’être sur terre ?