– Mes enfants, restez bien à l’abri derrière ce buisson. Observez comment je chasse. Dès que j’ai une proie, je reviens vous l’apporter. D’un feulement, les deux guépardeaux acquiescèrent aux recommandations de leur mère.
Tapis dans leur buisson, ils regardèrent leur mère aplatir son ventre au ras du sol, le regard vissé sur sa proie.
Une gazelle broutait non loin quand un craquement lui fît tourner la tête. Elle comprit que cette robe jaune à taches noires en avait après elle. La gazelle démarra en trombe pour fuir. La matriarche enclencha sa course. Le cycle de vie de la savane prenait son destin en main. Les petits observaient la course vive de leur mère. Irrémédiablement, son ombre s’éloignait. Angoissés de ne plus la voir, d’un léger feulement, ils l’appelèrent en vain. Elle était hors de leur vue. Le plus téméraire à son frère dit :
-Viens, on va voir où elle est !
– Maman nous a demandé de rester cachés, c’est dangereux !
– Dangereux ! tout est calme, mon odorat ne sent aucun autre animal.
– Maman a dit qu’elle reviendrait, qu’on devait l’attendre à cet endroit.
– Je suis grand. J’ai trois mois. Demain, je chasserai avec maman. Reste si tu veux. Je vais l’aider à porter ce festin. Elle verra que je suis vaillant.
Le guépardeau sortit discrètement de sa cachette. Après cinq minutes de vagabondage, son frère et le buisson avaient disparu. Il feula d’effroi. Les rafales secouaient les herbes en tous sens, lorsqu’il entendit un bruit bien net. Le petit guépard coucha sa tête contre le sol et tut son souffle.
Des volutes de poussière volèrent, suivies de la lourdeur de pas qui écrasait les herbes séchées.
– John, regarde ce que j’ai trouvé !
– Oh ! Un bébé guépard ! Il a dû se perdre ou bien sa mère a été tuée ? On l’emmène à la clinique vétérinaire. On ne peut pas le laisser, il va se faire bouffer en moins de deux !
Petit guépard étouffé par la peur, sentit des mains le soulever. Il crachait, sortaient ses petites griffes pour se défaire de cette préhension, rien n’y faisait. Le guépard fut installé dans une cage dont la porte en fer claqua.
La guéparde portait dans sa gueule, le repas. Elle entendit un appel de panique. Dans une course folle, devant le buisson, elle ne vit qu’un de ses petits. Elle feula interrogative :
– Il est sorti pour te voir chasser, maman. Il y a eu un bruit. Ça s’est arrêté et cela a recommencé. Une odeur désagréable s’est diffusée.
La maman guépard scruta l’horizon. Feula pour appeler son petit et s’arrêta en humant l’odeur particulière sur cette terre aride.
De retour, elle dit à son petit :
– Il faut partir, nous ne sommes plus en sécurité. Tu ne reverras plus ton frère. J’ai beaucoup de choses à t’apprendre. Il n’y a plus rien à faire. Tu vas grandir, être fort. Tu deviendras le meilleur chasseur de cette terre !
Le petit la regarda avec interrogation. Leur route devait reprendre. Sans oser poser des questions, il marcha dans les pas de sa mère.
Cinq années ont passées. Un majestueux guépard est installé sur le sommet d’une fourmilière. Il scrutait l’horizon. Il entendit un bruit familier se rapprocher. Descendant de son point de vue, aplati au sol, il attendait de comprendre ce qui venait sur son territoire. Après un temps qui lui parut long, les herbes semblaient frémir d’un mouvement involontaire. Levant la truffe, les pupilles dilatées, les vibrisses en avant,un congénère venait vers sa position. Le guépard se redressa de son céans. D’un feulement d’avertissement, le guépard prévint le nouvel arrivant qu’il n’allait pas se laisser dominer.
Son congénère ravi de trouver un semblable, couru vers lui.
Le guépard sauvage sentait que cet autre n’était pas un inconnu. Cette odeur lui était familière. Dans un grognement, il dit :
– Mon frère, je te croyais mort !
– Je suis bien en vie, mon frère. Je m’appelle Mambo maintenant ! Quelle joie de te retrouver en vie !
– Mambo, où étais-tu ?
–Te souviens-tu du jour où je suis sorti du buisson ? Des hommes m’ont capturé !
– Capturé ?
– Oui, des hommes en blanc m’ont fait dormir. Ils m’ont transporté dans une cage et après je suis resté dans un endroit avec des parois transparentes. C’était comme la savane en plus petit. Ils appelaient cela « zoo » et des hommes me regardaient toute la journée.
– Ça ressemblait à la savane ! Maman avait raison. Tu as été capturé par des hommes. Je pensais que tu étais mort. Mambo, que faisais-tu dans ce zoo ?
– Pas grand-chose. Tous les jours, un gars arrivait avec une brouette rempli de barbaque fraîche et me la jetait. Pas besoin de chasser, tu te rends compte !
– Mambo, tu ne sais pas chasser ?
–Si ! Les derniers jours, ils se sont mis à me faire courir après un morceau de viande accroché à une machine qui allait très, très, vite. Ça m’a pris du temps pour réussir à attraper cette foutue pitance. Maintenant, j’y arrive sans problème ! Dis-moi, ici, il y a aussi des machines à viande pour se défouler un peu ?
–Mambo ! Tu rêves. Tu es dans la savane, il n’y a pas de machine à viande. Il n’y a que des proies après lesquelles tu dois courir si tu veux manger ! Mambo, regarde-toi. Je suis sûr qu’au bout de deux minutes de course, tu seras essoufflé tellement tu es gras ! Et qu’est-ce que tu as autour de ton cou ?
– Mon frère, je tiens dix minutes sans problème ! j’ai un collier traceur. Chic, tu ne trouves pas !
– Si tu le dis ! Mambo, le soleil se couche. Ça fait trois jours que je n’ai rien mangé, je suis vanné. Suis-moi. On se trouve un coin tranquille pour roupiller. Demain, nous chasserons ensemble !
– Je suis heureux de t’avoir retrouvé. Et Maman, où est-elle ?
– Tu crois que la savane a eu le temps de s’appesantir sur ton sort ou celui de notre mère. Bouffer ou être bouffé, tu connais ? Mambo, dis-moi que tu es toujours un vrai guépard. Pas un animal de compagnie pour humain ?
– Je n’en sais rien, mon frère. Tu m’apprendras. Je ne sais peut-être pas, mais j’apprendrai. Et maman, alors ?
–Mambo ! Maman est au paradis des guépards. Encornée par un buffle furieux d’être attaqué. Première leçon, Mambo. Ne pas attendre d’avoir trop faim pour chasser, parce qu’il faut une sacrée énergie pour courir vite. Ne pas attaquer de proie trop lourde. Par exemple un buffle c‘est lourd, même s’il ne court pas vite, il peut te choper avec ses cornes. Une ruade, un coup de sabot et tu es KO. Alors qu’avec les antilopes, il faut être rapide longtemps, très longtemps. Elles sont infatigables !
– Je t’aiderai, mon frère.
Le soleil rouge de l’Afrique se levait rendant la savane rougeoyante. C’était l’étreinte d’un brasier infini. Le rugissement des lionnes résonnait. La faim, la soif agitait cette terre brûlante.
–Mambo ! Réveille-toi, il faut qu’on bouge !
Déjà, je voudrais dormir encore un peu. Je suis fatigué. Mon voyage de la veille m’a épuisé. Cage, camion, avion, voiture, débarquement sur ma terre natale !
– Mambo, je suis mort de faim. Il faut que je mange sinon je n’aurai plus assez d’énergie pour chasser. Mambo, bouge ! on va aller vers un point d’eau. Les antilopes viennent y boire tôt, le matin. Après, il fera trop chaud pour elles et pour nous !
-Je n’ai pas osé te demander hier, mais c’est quoi une antilope ?
–Mambo, c’est ton repas sur quatre pattes. Et ça court très vite. Il ne faudra pas se rater !
Une heure plus tard, à quelques mètres d’un point d’eau, bien cachés par quelques végétations brûlées par l’été, nos deux guépards observaient un troupeau d’antilopes qui s’abreuvait dans une mare d’eau. Tous les herbivores étaient là. Le soleil était bien haut dans le ciel. Des hyènes riaient devant une charogne. Mambo dit :
– Pourquoi n’irait-on pas là-bas, il y a de la viande ? Ce serait plus simple.
–Mambo, tu veux te frotter aux hyènes. Tu es sérieux ? Les hyènes,il ne faut pas s’en approcher, lorsque elles sont en groupe autour d’une proie. Nous sommes deux. Elles sont vingt à avoir faim. Elles nous attaqueront avant qu’on ait goûté à leur repas. Et je préfère le frais, vivant, à température, sans macération ! Mambo ? Tu vois la petite antilope ? On va avancer à ras de terre sans bruit et quand je te dis « go » tu prends à droite et je l’oblige à courir vers toi. Tu l’attrapes au cou et tu ne la lâches plus, compris ? Allez, Mambo. On y va. Encore, encore. Stop, plus près. Go!
Les guépards se relevèrent d’un bond. Le troupeau d’antilope affolé, s’éparpillait. Mambo parti à droite. Son frère traça tout droit. Les yeux rivés sur la plus frêle. Une course folle s’enchaîna. La juvénile antilope paniquée fit des bonds pour esquiver, mais elle se retrouva face à Mambo qui lui sauta à la gorge. Son frère sauta sur l’arrière-train. La gazelle chuta. Mambo dans un concert de feulement excité dit :
-Du premier coup, trop fort !
-Mambo ! Arrête de feuler, on va se faire repérer par les lions. Mange, on n’a pas beaucoup de temps avant que les hyènes arrivent .
Les frères, l’écume aux lèvres plongèrent leurs mâchoires carnassières dans la chair de l’antilope sans vie. Relevant leurs babines humides, ils surveillaient les alentours. Les vautours autour d’eux dessinaient déjà des cercles d’infini. Repus, ils laissèrent les restes pour trouver un coin d’ombre. Mambo dit :
– Faut-il chasser tous les jours ?
– Autant que possible. Certain jour, c’est plus difficile. Mais il faut essayer quand même ! Merci pour ton aide, Mambo. Je suis calé jusqu’à demain. Si tu savais, je commençais à douter de ma technique. Pour chasser seul, il faut être vraiment en forme.
Alors que les guépards s’endormaient paisiblement à l’ombre. Le soleil remonta la lune, alors qu’il s’effaçait. Le ciel magnifique se teintait de noir bleu strié de milliers d’étoiles semblables à des cristaux scintillants. La nuit ressemblait à un bijou éclaté en mille morceaux. Deux heures du matin. Un bruit se rapproche.
–Mambo, tu entends ?
– Qu’est ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Viens, on se planque !
Au loin, des lumières rondes se rapprochèrent. Les roues d’un véhicule faisaient un bruit feutré par les herbes. Des volutes de poussières s’envolèrent. Le véhicule s’arrêta. Des hommes en descendirent, avancèrent. Mambo dit :
– Regarde, ce sont des hommes !
– Mambo, j’ai vu. Chut !
–Mais non, il ne faut pas avoir peur, mon frère !
Deux hommes avancèrent dans leur direction. L’un d’eux sortit quelque chose de son dos, deux clics bien distincts se firent entendre. Mambo se souvenait de ce bruit, il dit :
– Viens, ils veulent juste prendre des photos !
– Mambo, qu’est-ce donc, des photos ?
– Des photos, ce sont des lumières très vives. Ça fait clic comme ce bruit que ces hommes ont fait. Dans le zoo où j’étais, toute la journée j’entendais ce clic. Il ne faut pas avoir peur !
– Mambo, non !
Mambo se releva et partit en direction du clic et des hommes. Lorsque la volée d’oiseaux nocturnes se tue en entendant le fracas d’un coup de fusil.
Les hommes se rapprochèrent du guépard étendu sur le flanc. Un des hommes en tenue de camouflage, éclairé par les phares, dit à son acolyte :
-Cherche la pince. Il a un collier-traceur.
Son frère observa la scène, et, ne tenant qu’à sa propre vie, espéra de toutes ses forces ne pas être découvert. Le souvenir de son enfance lui revint. Avec concentration, il cessa de respirer.
Le corps sans vie de Mambo fut jeté tel un chiffon à l’arrière de la jeep. Les braconniers partirent aussi vite qu’ils étaient arrivés.
Le frère de Mambo attendait que le calme soit complet pour se relever. Certain de l’éloignement du danger, il marchait vers une flaque de sang, humait le collier-traceur. Le guépard comprenait que de vie il n’y avait plus. Son frère n’était plus. Il grimpait sur une branche, regardait l’horizon avec l’acuité de ses yeux or et laissait échapper ses larmes. Elles roulaient le long de ses yeux jusqu’en bas de sa mâchoire. Aucune ne tombaient au sol. Elles séchaient au grès du vent chaud de la savane. Au loin, les paquets nuageux annonçaient déjà le grain lourd et pathétique d’une nouvelle journée. Le guépard pensait : » l’horizon est beau, mes larmes ont coulées, je dois abandonner ce que j’ai connu un instant à deux pour suivre mon destin seul ».
Voilà pourquoi les guépards ont ces traces noires sous les yeux. Ce sont des larmes qu’ils montrent aux yeux du monde, mais que peu d’humains comprennent. Méfiez-vous, le jour où vous croiserez un guépard. De son regard or, il saura vous cerner. Il vous montrera vos larmes invisibles.
