Le 25 janvier 2035 : Le petit grandit. Ses pieds dépassent du lit de camp. Sa chair mute, une nouvelle excroissance gris-argenté est apparue dans le dos. Sa mâchoire inférieure se transforme en triangle inversé. Des dents en lames longues et violettes apparaissent lorsqu’il sourit. Il a une habilité à évoluer intellectuellement. Je le crois capable de lire mes pensées. Il n’a que deux mois de vie. Comment est-ce possible ?
– Grand-père ?
– Oh ! tu es réveillé, Luc !
– Qu’est-ce que tu écris ?
– Rien, disons que j’écris des souvenirs d’avant !
– Raconte-moi encore une fois, le Far West, les cow-boys, les troupeaux de bétail !
– Luc sort d’abord le périscope et dis-moi de quelle couleur est le soleil aujourd’hui.
Luc tourne la manivelle au fond du bunker, cale son globe oculaire dans la lunette.
– Vert teinté de gris aujourd’hui !
– Le sol ?
– Il est gris-blanc avec des taches noires. Elles ont augmenté depuis hier !
– Plus nombreuses que la veille ?
– Non, analogue. C’est leur circonférence qui a augmenté !
Luc s’installe sur la couchette. Il s’endort. Il faut que je note que son œil droit se métamorphose. Un embryon remplace l’iris. Une forme primitive de vertébré apparaît. Si je me base sur les anticorps de sa mère, ils limitent sa modification. Il doit rester un mois avant sa métamorphose définitive ou son explosion en poudre. Le temps est compté, il faut que je trouve rapidement un antidote pour stopper ce processus.
Il y a deux mois dans mon laboratoire, l’assemblage de toutes ces drogues. L’idée de concentrer leurs molécules psychoactives pour créer une super bactérie contre les addictions. L’étude Velocette devait porter sur la capacité des bactéries à libérer dans le corps des molécules psychoactives. Les mécènes de Davos avaient pris leur part dans cette recherche destinée à trouver le moyen d’éradiquer la consommation de drogue. Quand j’y repense, cela me paraît illogique. Fournir à un camé une bactérie qui reproduirait, comme une pompe à insuline pour diabétique, sa dose journalière. Tout ça pour quoi ? Éradiquer le trafic et le blanchiment d’argent. Une belle manne financière pour tous ces despotes de l’industrie pharmaceutique. M’ont-ils fourni du mauvais matériel ?
Une putain de soirée d’hiver, j’ai injecté dans le noyau d’une seule bactérie ce cocktail de crystal, d’héroïne, de méta-amphétamine, de cocaïne, avec la pire de toutes. La spice. Quelle erreur !
Mon assistant était chargé de m’avertir au moindre changement. Dans la nuit, mon téléphone a sonné, j’ai entendu, un nasillement de cow-boy que je n’ai compris qu’une fois devant le laboratoire. Les alarmes sonnaient. J’ai eu le temps de revêtir ma combinaison de sécurité. Sur la porte, une botte à bout pointu et talon haut de Momo avait fracturé la vitre. Une masse blanche aérienne envahissait la pièce. Ça respirait, ça pulsait, ça enflait. J’ai fui, il n’y avait plus rien à faire.
En deux heures, toutes les rues ont été enveloppées d’une poudre blanche qui ne cessait de se multiplier. J’ai couru à la maternité pour sauver ma fille Léna qui venait d’accoucher. À l’entrée de l’hôpital, un patient qui attendait a triplé de volume, une odeur âcre, putride se dégageait. Son ventre a explosé sur les murs en même temps que ses os fondaient en un liquide visqueux. Sa chair se rassemblait et recommençait à gonfler et à se modeler. Devant la chambre de Léna, son corps s’est déchiqueté. J’ai couru à la nurserie pour prendre mon petit-fils né deux jours plus tôt. J’ai poussé la couveuse comme un caddie. Dans la pièce voisine, un père essayait de sauver sa descendance. Il poussait la couveuse avec ses jumeaux. Il n’a pas eu le temps de franchir la porte. Un « pok », comme une bouteille fermentée qui explose s’est éparpillée sur les murs jaunes de la maternité. La bactérie mutante détruisait déjà les tissus des nourrissons. Ce n’était qu’une question de seconde avant qu’ils explosent eux aussi. Un bunker était la seule protection possible. Si je ne m’en étais pas souvenu, Luc serait également mort.
Il ne faut pas que mon petit-fils ait conscience de son apparence, il ne le comprendrait pas. Je suis un monstre. Il ne me reste que lui comme sujet d’étude pour essayer de comprendre pourquoi il n’a été atteint que partiellement. Je ne peux qu’observer ses changements. Mon petit-fils est un assemblage de poisson, d’insecte, de serpent, d’humain. Tout est mélangé et s’agrège. Il faut que je voie ces stigmates. Mon regard vissé sur l’horizon gris. Le soleil est vert, des nuages ocre sont poussés par un vent blanc. Le long de la rive, des roseaux morts s’agitent sous le vent poussiéreux. Un poisson à poil noir saute la berge et plonge dans l’eau poussiéreuse de la rivière.
Devant mon bureau, je repense aux papes de la science, de leur fierté de me savoir nommé parmi les favoris pour l’attribution du prix Nobel de science. Les gros titres des journaux nationaux seraient occupés pendant un temps par cette découverte prometteuse. J’aurai fêté l’annonce du prix au Korova Milkbar. Rien que ce nom paraît irréel. En compagnie d’éleveurs à grains qui nous serviraient une boisson à quarante degrés brûlant le tube digestif avec l’approbation de l’État. Alors qu’aujourd’hui, ce n’est plus qu’un pays dessiné en erreur monumentale. Mon erreur !
– Grand-père, tu t’es endormi à ton bureau. J’ai une surprise pour toi !
– J’ai les neurones dans mon soulier gauche, Luc !
Il se tient devant la table, le torse bombé d’écailles noires, le sourire brillant des lames acérées. Il tient dans sa main une tête par une touffe de cheveux d’algues grises. Les orbites pleurent des asticots à tête de rottweiler qui montrent les crocs. La mâchoire en dorsale de requin s’agite. Elle parle, j’étouffe un cri d’effroi.
– Bonjour, papa ! As-tu bien dormi ?
– Léna, c’est un cauchemar !
– Non, c’est ta réalité. Après mon explosion intérieure, ils m’ont enterré aussi vite qu’ils le pouvaient dans un caisson métallique. Mais, je ne pensais qu’à l’enfant que j’avais mis au monde. Depuis deux mois, je l’appelle. Il m’a retrouvé. Mon fils ! Toutes les nuits, pendant ton sommeil, il est venu me déterrer. Cela a pris un sacré temps, tellement ces bâtards ont creusé profondément. Ne sais-tu donc pas qu’un enfant reconnaît la voix de sa mère dans l’univers ? Tu es intelligent, mais ignorant de l’inné de l’enfant. D’ailleurs, Luc m’a fait part de ton expérience Velocette . Ton intelligence a détruit nos vies et tu te caches avec MON FILS dans un bunker de dix-neuf cent quarante-quatre. Allons, père ! Tu pensais que je n’allais pas chercher à retrouver la chair de ma chair ! Regarde à l’extérieur, tu crois qu’ils sont morts, mais non, ils crient sous la terre. Ceux qui ont été touchés par ton expérience grattent la terre d’un bout d’os particuliers pour retrouver la lumière. Les flaques noires qui avancent s’étendent, c’est eux ! Ils viennent te chercher parce qu’ils savent que tu es responsable de leur état. Ils sont morts de faim. La bactérie droguée, se recréée indéfiniment. Mon fils ouvre le coffre que l’on voit ce que tu écris tous les soirs. Oh ! Tu as dessiné Luc. Mais ne sais-tu pas que l’on ne ment pas à un enfant ? Tu l’as dessiné en petit garçon au corps parfait. Pourtant dans le reflet de rétroviseur, je vois un hybride, un mutant, un monstre. Pas mon bébé ! Mon cher papa, allons faire un tour dehors, voir comment ta chair se putréfie. Admirer ta terreur et contempler comment ta Velocette qui crève de faim te bouffe ! Allons nous amuser dans ce Nouveau Monde. L’air y est si pur, le ciel si blanc.